À notre époque, le Capital semble une terrible nuée de sauterelle qui déferle d’un pays à l’autre mais sans se montrer, passant derrière le monde entier, on apprend de temps en temps l’étendue des dégâts, les ressources qui ont été détruites ou mises hors de notre portée par le grand cadenas des titres de propriétés, tout est investi ou sabordé suivant le profit possible, son besoin de se reproduire, de s’augmenter, coûte que coûte. La faim, la soif, empêcher l’érosion du sol et le recul des forêts, tout ça cet essaim ne le comprend pas, il comprend seulement la nécessité d’obtenir un petit pourcent supplémentaire, et toutes les conditions de notre existence se tordent autour.
Regardons trois des plus grands châteaux-forts de cette corruption moderne, trois plateformes où ces forces financières sont relayées et entretenues : la City de Londres, la Suisse et le Vatican. Si on avait accès au grand registre cosmique peut-être saurait-on qu’il y a bien pire, mais tout d’abord leurs crimes sont tellement publics, ils sont tellement étalés au grand jour, avec une telle fierté de polichinelle — nul ne les ignore. Ensuite, un certain contraste intrigue : à la fois ils servent de garage au bulldozer financier de la modernité qui bousille toutes les traditions autour du monde, mais sont aussi les gardiens de traditions et de rituels ancestraux, qui attestent de l’ancienneté de leurs franchises et libertés.
Les prérogatives de la City de Londres se perdent dans la nuit des temps, quand les décrets royaux les mentionnent c’est comme un fait établi qu’ils ne font que reconnaître, et ses murailles la séparent donc du reste du royaume. Comment en vouloir au Lord-Mayor, propulsé dans ses fonctions par une élection médiévale, portant manteau d’hermine et masse d’armes, tirant une clé d’un chapeau dans un rituel charmant et presque enfantin, tiré en carriole dorée ? On s’amuse si bien, comment penser à tout l’argent blanchi à travers sa petite enclave ?
Pas si loin des sièges de Crédit Suisse et de l’Union des Banques Suisses, on guigne la Landsgemeinde des Waldstätten, antique démocratie montagnarde, ses épées ceintes le dimanche pour le vote à main levées, plein de bras sortant de chemises bouffantes brodées d’Edelweiss, avec des boucles d’oreilles, très masculines bien sûr, les femmes étant parfois exclues jusqu’en 1991.
Au Vatican, au cœur de la cité millénaire qui a hébergé toute la lignée des successeurs de Pierre, le dogme et la sainteté dégoulinent sur tout le monde catholique depuis le grand dôme où tout est fait pour nous instiller la peur de Dieu. Mais qu’on guigne de trop près sur leurs registres… Même certains papes ça ne leur a pas réussi.
On trouve bien sûr des croisements entre ces plateformes — les gardes suisses perpétuant un folklore de mercenaires multicolores prêtant main-forte à la souveraineté vaticane — et des passations — la Suisse a dû se calmer et sous-traiter une partie de ses crimes au Liechtenstein, petite monarchie absurde, qui malgré mille opportunités n’a inexplicablement pas été absorbée par les Habsbourg ou détruite par Napoléon.
Comment ce souci pour la tradition peut-il cohabiter avec la crasse la plus terrible, le vol organisé du monde entier, le mouvement des capitaux qui précisément étouffe toutes les traditions à la surface du globe ?
La réponse bien sûr c’est qu’il n’y a pas de contradiction. C’est précisément à cause de leur antique souveraineté que les malfaiteurs financiers s’y sont réfugiés, ce statut politique spécial entériné par les siècles sert d’alibi pour s’y ménager des exceptions et échapper à la loi commune.
C’est parce que la City de Londres a ce statut inattaquable que toutes ces entreprises viennent s’y établir pour être au Royaume-Uni tout en étant au-dessus de la loi. Et, perversion très logique, l’élection d’antan par les guildes s’est modernisée : en plus des habitants de la City, les entreprises votent pour élire le conseil de la Corporation, avec un nombre de votes qui augmente avec leur nombre d’employés.
Bien sûr, le problème ne découle pas des guildes vieillottes, de la démocratie directe ou du catholicisme. Le ver n’était pas dans le fruit. C’est simplement qu’on cherchera toujours le plus ancien carré tracé sur le sol par la canne du prêtre ou l’épée du roi, et ensuite confirmé par la rouille des siècles.
Après tout, les réserves amérindiennes accueillent des casinos, l’antique loi de la mer chapeaute des croisières libertariennes débiles, des îles tropicales se font paradis fiscaux et entassent les boîtes aux lettres de multinationales.
L’Islande n’est pas passée loin. Qui sait si son Althing, le plus vieux des parlements, servira de bouclier aux saloperies du futur ? Peut-être une confédération inuit rétablie dans la fonte des Pôles sera le refuge des empires pétroliers.
Toutes les flammes seront usurpées.
[Je ne sais pas si je suis toujours convaincu des réflexions que j’étale ci-dessous, tant mieux si vous y trouvez matière à réflexion mais il ne faut probablement pas trop prendre tout ça trop au sérieux. Si vous voulez simplement me dire que mes dessins sont moches pour me vaincre en combat singulier dans le cyberespace, vous trouverez une de mes illustrations un peu plus bas — en plus de celle qui illustre le haut de cette page.]
Peintres, illustrateurs, dessinateurs… Ces derniers temps je vois les artistes en ligne s’agiter. Internet leur a permis d’atteindre leur public, se constituer des fans, obtenir des commandes et des emplois, bref : de se vendre. Tout cela est en péril. Ce n’est pas la première fois, et on verra d’autres agitations les secouer.
D’abord, comme toutes les professions «indépendantes» il y a eu la réalisation douloureuse d’à quel point cette indépendance est relative. Twitter héberge leur réseau de fans et de collègues, un hébergement qu’on perçoit de plus en plus incertain de jour en jour entre les mains du grand génie Elon Musk. Les litanies grandiloquentes habituelles se sont succédé, nous comparant avec plus ou moins d’humour au naufrage du Titanic. Les petits comptes qui se lamentent de n’être pas parvenus à la célébrité, les gros comptes qui lamentent tous les followers accumulés en pure perte, et qui n’auront pas le temps d’échanger ces jetons contre de véritables avantages maintenant que le casino ferme en avance. (Il y a de grandes chances que le casino ne ferme pas du tout, mais nous sommes très dramatiques)
L’autre grande secousse : l’art produit par intelligence artificielle (IA) frappe à la porte de manière de plus en plus insistante. L’amélioration impressionnante des résultats les rend de plus en plus à même de passer pour des illustrations professionnelles, et de nombreux générateurs d’image par IA sont devenus bien plus ouverts au public et utilisables par tout un chacun, laissant loin derrière la mince curiosité soulevée par Deep Dream jadis. Entrez quelques mots clés décrivant ce que vous voulez et le programme génère une image avec une précision parfois inquiétante. On les estime assez bonnes pour faire les assets de jeux vidéos, ou pour générer un livre pour enfants un peu moche, ou une affiche pour du ballet. Elles commencent à gagner des concours (semi-amateurs, certes), illustrer le chapeau des articles de presse, les couvertures de romans de Christopher Paolini ou ceux de Veronica Roth (traduite chez Michel Lafon), sans oublier les vignettes de youtubeurs. Tant d’images vont être industrialisées, et tant d’imageurs vont devenir redondants. Ce bélier puissant frappe à la porte. Les gonds de la citadelle tiennent encore, dit-on, mais pour combien de temps ?
Les artistes en ligne se sont bien alignés, ils sont bien En Ligne, mais arriveront-ils à tenir la Ligne ? (Pardon, il fallait bien que je justifie un titre à cet article, oublions-le ensemble.)
« Bien plus par un échange avec la nature que par un échange avec la société »
Quittant la caisse de Payot je tombe sur un rack de livres pour communier avec la Nature : chalet, randonnée, camping, survie… Un manuel pour en construire proclame « La cabane c’est la liberté », un rêve d’enfant, dit-on. Forcément, au rythme des confinements, on a vu sur la toile une vague esthétique dite Cottagecore [1] : femmes en robes d’antan au grand air, travaux manuels, pâtisseries, songe éveillé d’une vie plus simple dans un cottage, une petite maison fermière. On vit fleurir jadis des sites de Cabin Porn [2] mais, ce fantasme se voulant plus viril, on y sentait le brouillard humide des forêts plutôt que la chaleur enfarinée du foyer. (suite…)
« Pale was the wounded knight, that bore the rowan shieldLoud and cruel were the ravens’ cries that feasted on the fieldSaying « Beck water cold and clear will never clean your woundThere’s none but the Witch of the Westmoreland can make thee hale and soond » […] »
Vais réessayer de faire quelques projets d’illustrations, Encretobre approche après tout.
Réunissons ici quelques trucs que je cherche encore, si d’aventure vous les trouvez :
- Sur Joseph Campbell
- Quelle est précisément cette statue montrée par Campbell ?
Quelqu'un connait cette statue ? D'après Campbell viendrait de Syrie, 2000 ans avant notre ère, il dit que c'est une déesse (de par les serpents j'imagine) mais ma première pensée fut que c'était une sorte de Baal. pic.twitter.com/bg8pVGtOsI
— Lays Y. M. Farra (@LYMFHSR) October 6, 2018
- D’où Campbell tire son idée d’un Samson philistin ?
- Dans quelle conférence est-ce que Joseph Campbell parle des « big names » utilisés par les jungiens ?
- Cherche cet article de Segal sur Joseph Campbell, juste trouvé le résumé ici. (il était vendu dans un supplément à part de la revue, donc les biblio que j’ai regardé l’ont pas)
- Est-ce que quelqu’un sait qui a en premier théorisé un *Dyēus Ph₂tḗr indo-européen d’après Jupiter, Dyaus Pita et Zeus (pater) ? (depuis novembre 2016)
- C’est quoi ce logo ?
Trouvé ceci mais je sais pas de quoi c'est le logo pic.twitter.com/Xe3svdqOaW
— Lays Y. M. Farra (@LYMFHSR) July 7, 2018
- Quelle est cette carte allégorique utilisée en couverture de Pierre Viret et la diffusion de la Réforme ?
- Une scène de fin de BD science-fiction où une femme invisible tombe dans une étendue d’eau et un homme doit nager pour récupérer son corps transparent dans l’eau transparente. Y’avait aussi des vaisseaux spatiaux, des aliens, des cavernes avec des champignons lumineux. Je l’ai lue dans les années 90 dans une bibliothèque de mon école primaire. (Cherche depuis des années)
- Quel « poète persan » aurait dit : « Si tu as découvert quelque part, dans le monde, un séjour ignoré des hommes et favorisé de la nature ne confie ton secret à personne : lorsque tu y retournerais, tu ne le reconnaîtrais plus… » ? cité par Jérôme et Jean Tharaud dans La Fête Arabe (1912)
- L’origine de la phrase « Ils meuvent sans mains ceux qui ont des mains » (pour parler de l’argent ? d’autres forces sociales ?)
- Heuscher (A psychiatric study of fairy tales, 1963:99) cite une communication orale de Simburg (« Sleeping Beauty », 1961) qui cite une supposée annotation manuscrite des Frères Grimm quant à Dornröschen, où le prince s’ennuierait de la princesse et irait réveiller d’autres princesses endormies pour voir la couleur de leurs yeux. Mais je n’en trouve aucune trace. Une forgerie, ou peut-être plus simplement une blague ?
Et d’autres choses que je cherche, dont j’ai l’impression qu’il y a beaucoup d’exemples, mais j’aimerais vraiment les lister :
- Horace décrit un enfant qui est en train d’être tué par la sorcière Canidie et menace de revenir les hanter : « Je viendrai m’asseoir sur vos poitrines oppressées et je chasserai par la terreur le sommeil de vos yeux. » (et inquietis adsidens praecordiis pauore somnos auferam.) ce qui ressemble beaucoup au cauchemar de Füssli, une créature assise sur la poitrine de quelqu’un qui dort, et qu’on prend aujourd’hui pour une représentation de la paralysie du sommeil. Quelles anciennes représentations en a-t-on ?
- Exemples d’un personnage qui paie avec un bouton de culotte ?
- Des dessins de personnifications de la nouvelle année remplaçant l’ancienne ? (je commence à en avoir pas mal)
- Des exemples de tombes pleines de pièges comme celle de Qin Shi Huang ?
Je cherche aussi l’original de certains trucs sur lesquels je suis tombé
- Comme ce manifeste-prospectus qui allait apparemment avec l’Humanitaire (1841)
Nous voulons le développement des voyages pic.twitter.com/pO7vbZLZPl
— Lays Y. M. Farra (@LYMFHSR) August 27, 2019
- Ce texte « aux citoyens ministres » republié dans La Parole Ouvrière.
Reporter son aliénation sur les remèdes miracles : l'homéopathie brandie comme solution aux souffrances médicales de la classe ouvrière. pic.twitter.com/orR3dmivzz
— Lays Y. M. Farra (@LYMFHSR) August 28, 2019
[Image de couverture : Sculpture de Platon et Aristote débattant (1437-9) par Luca della Robbia au campanile de Giotto à Florence, représentant aussi la rhétorique ou la dialectique.]
Vous connaissez la différence entre un fou et un idiot ?
À travers un article de Jacobin, qui l’appliquait au débat entre Žižek et Peterson en 2019 j’étais retombé sur cette distinction faite par le philosophe anglais John Locke dans son Essai sur l’entendement humain de 1689. (Essay Concerning Human Understanding)
Pour Locke, les fous ont des idées fausses sur le monde, mais ils arrivent à les assembler et à en tirer des conclusions, qui sont aussi fausses, mais qui en découlent logiquement.
Par exemple, ils croient que leur corps est fait de verre, donc ils ont peur de se briser s’ils tombaient, ce qui serait effectivement une peur rationnelle s’ils étaient bien en verre. Ou alors, ils se prennent pour des rois, comme le type vêtu d’un drap qui a tenté d’entrer à Versailles il y a peu, et ils se mettent à exiger l’obéissance de tout le monde. Ils ne sont pas rois, ce qui rend leur comportement irrationnel, mais ce serait le comportement logique s’ils l’étaient.
L’idiot, par contre, même quand il a quelques idées correctes sur le monde, il n’arrive pas à les mettre bout à bout pour raisonner et parvenir à la bonne conclusion.
Bien des hommes vaillants ont vécu avant Agamemnon, mais tous sont ensevelis, non pleurés et inconnus, dans une nuit éternelle, parce qu’ils ont manqué d’un poète sacré. La vertu cachée diffère peu de la lâcheté ensevelie.
Vixere fortes ante Agamemnona / multi; sed omnes inlacrimabiles
urgentur ignotique longa / nocte, carent quia uate sacro.
Paulum sepultae distat inertiae / celata uirtus.Horace Odes IV.9
Les Grecs, puis les Romains, savaient bien qu’avant les chants antiques qui leur sont parvenus, des siècles et des siècles de héros inconnus avaient dû se succèder sous le défilement sans fin des cieux, mais pour eux, cette nuit insondable ne prenait fin qu’avec l’aurore sanglante de la Guerre de Troie, la violence des Achéens immortalisée pour toujours par le poète. Même si on veut croire qu’il y a une vraie guerre de Troie, une véritable histoire cachée derrière les vers d’Homère, et qu’elle fut digérée et gardée jalousement par des générations de tombes, une part regrettable des variantes de fantômes qu’elles abritaient subirent une seconde mort sous les coups de la dynamite de Schliemann, peut-être moins poétique mais tout aussi efficace que la lame d’Achille.
Et l’histoire nous dit bien : les Grecs ont vaincu Troie, mais justement le spectre de Troie n’a-t-il pas pris sa revanche en obsédant les Grecs pour toujours ?
Pythagore déclarait avoir été autrefois Euphorbe ; diriez-vous de même, Iarchas, qu’avant d’entrer dans le corps où vous êtes, vous fûtes un des Troyens, un des Grecs ou quelque autre héros?
— Ce qui a perdu Troie, répondit Iarchas, c’est l’expédition des Grecs; ce qui vous perd, vous autres Grecs, ce sont les fables répandues sur Troie. Pour vous, les seuls hommes sont ceux qui ont pris part à cette guerre ; et vous ne songez pas à des hommes plus nombreux et plus divins, qu’ont portés et votre terre, et l’Égypte et l’Inde.
Philostrate, Vie d’Apollonius de Tyane III.19
Songeant à la Guerre du Péloponnèse, Annie Bentoiu disait, songeant probablement à la comparaison aux lumières de la philosophie et du théâtre athénien :
Sparte, où toute révolte était impensable ne se rappelle à la mémoire des hommes par aucune oeuvre de beauté mais bien par la triste gloire d’avoir vaincu Athènes.
Phrases pour la vie quotidienne (celle-ci du 23 novembre 1989)
Mais les Lacédémoniens, les Spartiates, absorberont aussi un fragment de la cité vaincue :
Pour moi, j’aurais pour les Lacédémoniens l’estime à laquelle ils prétendent, s’ils vivaient avec les étrangers sans rien changer des mœurs de leurs pères: car le vrai mérite eût été de se conserver toujours les mêmes, non pas à la faveur de l’absence des étrangers, mais malgré leur présence. Or, qu’est-il arrivé? Malgré leurs lois contre les étrangers, ils ont laissé leurs mœurs se corrompre, et on les a vus prendre celles du peuple qu’ils haïssaient le plus dans la Grèce. En effet, la marine et les impôts qu’a entraînés son établissement, n’est-ce pas là une institution athénienne? Ainsi, ce que les Lacédémoniens avaient d’abord considéré comme un juste sujet de guerre contre Athènes, ils se mirent à le faire à leur tour, vainqueurs des Athéniens à la guerre, mais vaincus par leurs mœurs et leurs institutions.
Philostrate, Vie d’Apollonius de Tyane VI.20
Après tout ce n’est pas vraiment un choix, pas vrai ? Même quand on s’est voué à la force pure et à la guerre, surtout au degré caricatural qu’on nous décrit à Sparte, il faut bien suivre le courant quand la guerre change de muscles, si la force maritime devient l’atout décisif, on aura une marine, même si on craint les mauvaises moeurs de la classe de marins ainsi créée. Si on est encerclé par les flux de l’argent, on ne pourra pas se reposer uniquement sur notre armée d’esclaves, les impôts s’imposent à nous pour nourrir l’état.
Cette histoire du vainqueur rustre et brutal contaminé par la culture du vaincu sophistiqué se répétera quelques siècles après quand le centre de gravité de la Méditerranée penche vers l’Ouest, et les Romains prennent de plus en plus l’ascendant en s’alliant à diverses provinces grecques avant que la Grèce ne devienne un protectorat en 146 avant notre ère. Mais le rayonnement culturel grec bien sûr faisait effet à Rome bien avant et ne s’arrêtera pas.
Une quarantaine d’années avant, Caton l’Ancien craignait déjà l’immixtion de la culture grecque dans la Rome rustique :
Je redoute […] que ces biens n’aient pris possession de nous, plutôt que ce soit nous qui en ayons pris possession. Croyez-moi, ce sont des statues en formation de combat (infesta signa) qui ont été apportées de Syracuse dans notre ville. J’entends trop de gens aujourd’hui qui louent et admirent les ornements de Corinthe et d’Athènes, mais qui rient des antéfixes d’argile des temples des dieux romains.
[…] horreo, ne illae magis res nos ceperint quam nos illas. Infesta, mihi credite, signa ab Syracusis illata sunt huic urbi. Iam nimis multos audio Corinthi et Athenarum ornamenta laudantes mirantesque et antefixa fictilia deorum Romanorum ridentes.
Cité par Tite-Live XXXIV.4.3-4
(traduction, comme les citations latines suivantes, par Catherine Baroin)
Juvénal s’exclamera aussi :
Je ne peux, Quirites, supporter une Rome grecque. Et encore ! qu’est-ce que représente la part achéenne dans cette lie ?
Non possum ferre, Quirites, Graecam urbem ; quamvis quota portio faecis Achaei ?
Juvénal, Satires III.60-61
Un sentiment résumé dans le fameux vers d’Horace :
La Grèce conquise a conquis son farouche vainqueur et apporté les arts dans le rustique Latium
Graecia capta ferum victorem cepit et artes / intulit agresti Latio
Épitres II.1 (à Auguste)
Une certaine dialectique de la conquête et de la culture, de la force et de l’esprit. Qu’hérite-t-on de ceux qu’on conquiert ? Des angoisses, des spectres ? Les arts, les techniques ? Leurs histoires, leurs pensées ?
Et combien de vaincus au contraire furent complètement ensevelis avec leurs poètes ? Et dès lors nul ne les pleure, nul ne les connaît.
Il m’est arrivé au moins deux fois de prendre une expression finalement très littérale pour une expression poétique et imaginaire. Bien sûr je croyais que cette poésie servait à transmettre un message concret, mais je passais à côté du fait que l’auteur se référait à quelque chose qui s’était littéralement produit tel qu’il le chantait.
Je voulais faire quelques remarques sur deux vidéos récentes qui essaient de s’attaquer à la Théorie des Anciens Astronautes.
D’abord, la suite d’une réfutation du documentaire L’Autre Terre des Dieux par la chaîne Temps Mort. J’ai dit sur Twitter que la partie mythologique était pas mal, surtout pour un petit catalogues de géants qui m’a surpris, mais j’avais quelques pensées supplémentaires.
L’Autre Terre des Dieux, c’est un documentaire de Deï Mian, bizarre mais malheureusement pas très original. Gambit classique des Anciens Astronautes : on a tellement envie de féerie qu’on se persuade que les mythes existent pour de vrai, on prend des récits parabibliques sur le fait que des géants auraient été engendrés par l’union des « fils de Dieu » avec des femmes humaines, on croise ça avec des récits de création mésopotamiens où l’humanité est créée pour être les esclaves des dieux et on dit que c’était en fait des extraterrestres. Qui ont donc créé l’humanité pour les servir et des espèces intermédiaires auraient été des géants, etc. Ensuite le documentaire essaie de prouver que les Daces étaient genre des géants aidés par les extraterrestres, en mentionnant des gens qui pensent avoir trouvé des gros ossements, en exagérant toute trace d’un mec un peu costaud dans l’antiquité, ou en prétendant que des gros cailloux sont vivants et sont des prototypes de géants aliens (?).
La vraie réponse à ça c’est qu’on pourrait prendre n’importe quel récit de création de l’homme et affirmer que les dieux à qui la création est attribuée sont en fait des extraterrestres, mais ce qui s’est vraiment produit c’est un biais anthropomorphe où les hommes se sont demandés d’où ils venaient et ont imaginé que les pouvoirs qui les avaient façonnés devaient avoir à peu près la même forme et le même fonctionnement qu’eux — et ont donc produit des récits ou Yahwé, Prométhée ou Khnum façonnent les humains. Ceux-ci ne sont même pas vraiment des récits indépendants, le thème de la création à partir d’argile ayant rayonné du Proche-Orient puisqu’on le trouvait en sumérien. Bien sûr le récit se trouve dans la Genèse, mais c’est un peu trop familier, faut prendre des mythes plus exotiques pour commencer.
(Khnum façonnant l’homme sur un tour de potier à Dendera, Wikimedia Commons)
Personnellement je pense que tout le monde a la choix de mettre son temps et ses ressources limitées pour défendre la thèse qu’il lui plait, ou combattre celles qui l’embêtent (j’ai moi-même plusieurs moulins contre lesquels je continue de me ruer) mais je dois dire que « les anciens Roumains étaient en fait des géants issus d’enculades extraterrestres » est un peu trop stupide pour que je m’y consacre.
Par contre je remarque des problèmes révélateurs dans la traitement de la mythologie. Pour prétériter un peu la surprise de ma conclusion, je crois qu’un des problèmes c’est justement qu’on s’acharne sur des détails, donc je vais ironiquement faire la même chose et répondre en m’acharnant sur d’autres détails.
[Frontispice de Eothen (1844)]
Ces temps-ci j’essayais de m’ôter les idées du contexte angoissant de l’épidémie en me jetant dans ma bonne résolution de venir à bout de ma pile de livres à lire. Malgré la variété des lectures, chaque fois que le livre nous plongeait quelques siècles en arrière, je me heurtais inévitablement à la puissance du règne de la Pestilence il y a encore quelques générations.
Des barrières de nature pratique aussi bien qu’idéologique faisaient obstacle au voyage des musulmans en Europe. Dès le XIVe siècle, Venise et Raguse, puis Marseille et d’autres ports chrétiens commencent à prendre des mesures pour se protéger de la peste. Elles évoluent vers un système auquel on a donné le nom de quarantaine, en raison de la période d’attente de quarante jours imposée, au XVe siècle, par les autorités vénitiennes à tous les voyageurs en provenance des pays musulmans. Par suite de la disparité croissante des normes de santé publique et d’hygiène entre l’Occident et l’Orient, la quarantaine devient une institution permanente, jugée nécessaire pour empêcher toute contamination de l’Europe. Elle est appliquée avec une extrême rigueur à tous, quels que soient leur religion, leur nationalité, leur état ou leur position. Ambassadeurs et grands marchands y sont soumis au même titre que les humbles pèlerins, et les dignitaires de retour en Europe autant que les voyageurs musulmans. La plupart des ambassadeurs musulmans ont fait des commentaires sur ces périodes d’isolement qu’ils trouvaient naturellement irritantes et humiliantes. La quarantaine — et c’était une des causes de leur désagrément — donnait à la population locale l’occasion de satisfaire sa curiosité. Mehmed Efendi fut retenu quelque temps au poste de quarantaine de Cette (Sète) où, nous dit-il, « je me rendis en promenant mes yeux sur une multitude innombrable d’hommes et surtout de femmes… Les femmes commencèrent par venir par troupes de dix ou de quinze et ne discontinuèrent point jusqu’à jusqu’à cinq heures après le coucher du soleil, car toutes les dames de qualité des environs… s’étaient assemblées à Cette pour me voir ». Vasif Efendi raconte comment « la palissade qui entourait [le lazaret] fut encombrée d’une foule de curieux qui nous saluaient de loin. Notre costume était pour eux un spectacle nouveau et qui paraissait les plonger dans un profond étonnement ». Parfois les autorités invoquaient des raisons spécieuses pour justifier cette humiliation infligée aux ambassadeurs. En 1790, Azmi écrivait de Berlin : « Le général lui-même est venu nous rendre visite et nous a déclaré : ‘Pour vous la quarantaine n’était pas nécessaire mais ne pas vous y soumettre eût fait grand bruit dans la population.’ Voilà comment il essaya de s’excuser. » Peu à peu, la quarantaine devint un obstacle majeur au développement des communications et des relations entre le monde chrétien et l’Islam. Un voyageur anglais en Orient au début du XIXe siècle [Alexander William Kinglake (1809-1891)] a bien décrit les effets physiques et psychologiques de cette barrière.
Les deux villes frontalières sont à moins d’une portée de canon l’une de l’autre et pourtant leurs habitants n’entretiennent aucune relation. Les Hongrois au nord et les Turcs et les Serbes sur la rive méridionale de la Save sont aussi éloignés les uns des autres que si cinquante grande provinces les séparaient. De tous les hommes qui s’affairaient autour de moi dans les rues de Semlin, il n’y en avait peut-être même pas un qui fût jamais descendu voir la race d’étrangers habitant sous les murs du château en face. C’et la peste, ou la peur de la peste, qui sépare un peuple de l’autre. La terreur que provoque le pavillon jaune interdit toute allée et venue. Si vous osez violer la loi de la quarantaine, vous serez jugé avec une hâte toute militaire ; la cour hurlera sa sentence du haut d’un prétoire placé à une centaine de courées ; le prêtre, au lieu de vous murmurer de douces paroles d’espérance, vous réconfortera à la distance d’une longueur d’épée ; après quoi, vous serez soigneusement fusillé et négligemment enterré à l’intérieur du lazaret.
Quand tout fut prêt pour notre départ, nous nous rendîmes à pied jusqu’à l’enceinte de l’Etablissement de quarantaine et attendîmes là avec l’officier « compromis » du gouvernement autrichien dont la fonction est de surveiller le passage de frontière et qui pour cette raison, vit dans un état de perpétuelle excommunication. Les embarcations avec leur rameurs « compromis » attendent également là.Une fois entrés en contact avec une créature ou une chose appartenant à l’Empire ottoman, il nous eût été impossible de retourner en territoire autrichien sans subir un emprisonnement de quatorze jours dans le lazaret. Aussi, avant de nous engager, était-il important de vérifier qu’aucune disposition nécessaire à notre voyage n’avait été oubliée ; et dans notre souci d’éviter une telle malchance, nous organisâmes notre départ de Semlin avec presque autant de solennité que si nous nous étions préparés à quitter cette vie. Quelles personnes complaisantes, dont nous avions reçu les amabilités durant notre court séjour dans la ville, vinrent nous faire leurs adieux près de la rivière. Et tandis que nous attendions en leur compagnie à six ou huit coudées de l’officier « compromis », ils nous demandèrent si nous étions tout à fait certains d’avoir liquidé toutes nos affaires en terre chrétienne et si nous n’avions pas de demande particulière à faire. Nous répétâmes cet avertissement à nos domestiques, très inquiets de nous trouver par impossible séparés de quelque objet chéri ; étaient-il certains de n’avoir rien oublié ? quelque odorante trousse de voyage avec ses lettres de crédit à valeur d’or dont nous pourrions être à tout jamais privés ? Non, tous nos trésors reposaient en sûreté dans le bateau et nous-mêmes étions prêts à les rejoindre. Alors nous serrâmes la main de nos amis de Semlin et immédiatement ils se reculèrent de trois ou quatre pas, nous laissant à mi-chemin entre eux-mêmes et l’officier « compromis ». Celui-ci s’avança et, me demandant une fois encore si nous en avions terminé avec le monde civilisé, me tendit sa main que je pris et c’en fut fini de de la chrétienté pour bien des jours à venir. » [Eothen; or Traces of travel brought home from the East, 1844:1-4]
Bernard Lewis, The Muslim Discovery of Europe (1982)
[trad. Annick Pelissier, Comment l’islam a découvert l’Europe, 1984:124-5]
« I say this continual smoking must have been one cause, at least of his peculiar disposition; for every one knows that this earthly air, whether ashore or afloat, is terribly infected with the nameless miseries of the numberless mortals who have died exhaling it; and as in time of the cholera, some people go about with a camphorated handkerchief to their mouths; so, likewise, against all mortal tribulations, Stubb’s tobacco smoke might have operated as a sort of disinfecting agent. »
Herman Melville, Moby Dick, chap. 27 (1851)
« […] during 1855 and 1856 Henrietta Grace lived through the nightmare of losing three children: Penrose, aged three; Henrietta, aged two and a half; and Jessie, aged only eight months. The fact that these deaths followed one another so swisftly made them very hard to bear, even in ana age when so many died in infancy. Diphtheria probably accounted for two deaths and pneumonia for the third. The inadequacies of the medical profession added to the anguish of these illnesses. Unable to believe her children were truly dead, Henrietta Grace would place their corpses by the fire so that they should not grow cold. »
Tim Jeal, The Boy-Man: The Life of Lord Baden-Powell (1989:9)
C’est fou ça m’aide pas tant que ça à me changer les idées.
« C’est drôle même en écoutant de la musique j’arrive pas à oublier mon crime »