Grand Froid

En tombant, la neige a mangé une partie du froid. La morsure de l’air est plus molle sur la peau. Les tas de poudreuse enterrent la margelle des trottoirs, le territoire piéton désormais borné par les sillons des pneus. S’accumulant au bord, le sorbet de crasse noirâtre, légèrement salé, qui révèle la salissure inapperçue des villes.

Le plan grand froid a été activé, parce que bien sûr cette clémence basique, qu’on devrait pouvoir, dans un monde de bâtiments vides, s’abriter des éléments, elle a un prix, cette clémence, cette générosité. Elle se paie en degrés Celsius négatifs et prolongés, la souffrance intermédiaire ne compte pas manifestement. Quand il fait 2 °C les malheureux surnuméraires que les espaces usuels ne peuvent abriter n’auront pas droit aux abris d’urgence, dormir dehors est agréable dans ces conditions officiellement Non Extrêmes. On le traite du coup comme un problème ponctuel, limité dans le temps, météorologique, même. Comme la neige, apparemment, les sans-abris de trop sont tombés en pluie, et fondront une fois le soleil revenu lundi, quand l’abri fermera.

Mais bon, ne soyons pas cynique, bien sûr qu’il vaut mieux s’adapter à des circonstances plus dures, et tant mieux qu’il y ait des places de plus. Heureusement, les bénéficiaires sont profondément reconnaissants et respectueux, nous dit-on. Le sous entendu c’est bien sûr que cette aide apportée est une bienfaisance, une générosité, une largesse, un privilège. Nous sommes d’une noblesse infinie de fournir une pitance standard et un abri temporaire, et on comprend facilement : le privilège est révocable au moindre singe d’ingratitude.

Cette philanthropie sous condition est grotesque. Ils n’ont pas le droit d’être de mauvaise humeur ? Ils n’ont pas le droit de trouve légèrement inconfortable de dormir d’un drap à trois lits superposés dans un air empesté ?

Ils se plaignent de leur vie comme tout le monde, comme on parle de son boss à la machine à café ou de ses problèmes de plomberies — sans qu’on se traite d’enfants gâtés, on a le privilège de la râlerie, mais la pauvreté devrait leur imposer des louanges automatiques. Bien sûr qu’ils ont le droit de rechigner un peu, et quel sorte de générosité ce serait de s’en vexer, de le prendre personnellement ?

Mais c’est bien sûr bien plus grotesque que ça : on n’est jamais un assez bon pauvre. On n’arrive jamais à incarner suffisamment la vertu pour être toléré — on trouve toujours des fautes, et même des fautes contradictoires. L’un se moque : ils sentent vraiment mauvais dis donc — et bien sûr entre eux ils lamenteront leur propre odeur, résultat de l’hygiène difficile sans foyer. Mais quand ils profitent des bains de l’abri, la même personne se moquera plus tard — sans la moindre ironie — de ce qu’ils se lavent les pieds dans les éviers ou que leur douche dure trop longtemps.

Trop, ou trop peu. C’est la tenaille qui les écrase, inévitablement. Ces vagabonds, monsieur, je vous dis : non seulement ils sont sales, mais en plus, ils se lavent !


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