Incompréhension

Et si les philosophes ne se comprenaient pas et que c’était essentiel au développement de la philosophie ?

J’ai toujours trouvé étrange qu’on m’informe dans mes cours de philo à quel point les philosophes se méprenaient sur les thèses des autres philosophes, mais en même temps qu’on me demandait d’accéder à une compréhension de leurs oeuvres qui manifestement échappait à leurs contemporains. Je devais comprendre le fin mot des malentendus entre philosophes tout en moi-même me plaçant au-dessus, ce que je pensais injuste : si Descartes était pas foutu de comprendre Hobbes (il balaie d’un revers de la main ses Objections aux Méditations, pourtant sensées) pourquoi m’embarrasser à comprendre Descartes ? Si Carnap ne pigeait pas Heidegger [GBooks], pourquoi m’embêter à retrouver le vrai Heidegger ? Est-ce que je me croirais plus intelligent que Carnap ou Hobbes ? Et si c’est le cas, à quoi bon passer son temps à apprendre la pensée de types qui étaient incapables de lire le bouquin d’un autre philosophe sans tordre complètement sa pensée ?

A l’inverse, je suis toujours frappé par l’interprétation créatrice que les philosophes font les uns des autres. Ils prennent, bricolent, amputent, font dire n’importe quoi à leurs maîtres ou inspirations.  Diogène Laërce rapporte que:

« On dit aussi que Socrate ayant entendu Platon lire le Lysis, s’écria : « Dieux ! que de choses ce jeune homme me prête ! » Et en eflet, il a mis sous le nom de Socrate beaucoup de choses que celui-ci n’a jamais dites. » (Vie des Philosophes Illustres, Vie de Platon, 35)

Et nul ne doute que Platon met dans la bouche de Socrate sa propre pensée. (en tout cas dans ses oeuvres tardives)

Platon lui-même sera saccagé. Les néoplatoniciens n’hésiteront pas à faire comme si tous leurs dogmes étaient déjà en germes chez Platon. De même ils n’hésiteront pas à y combiner des portions de philosophie aristotélienne ce qui aurait été vu comme terriblement incompatible par Platon comme par Aristote.

 

Camus, dans L’Homme Révolté met bout à bout Marx et Nietzsche, malgré la haine de ce dernier pour le socialisme :

La philosophie sécularise l’idéal. Mais viennent les tyrans et ils sécularisent bientôt les philosophies qui leur en donnent le droit. Nietzsche avait déjà deviné cette colonisation à propos de Hegel dont l’originalité, selon lui, fut d’inventer un panthéisme dans lequel le mal, l’erreur et la souffrance ne puissent plus servir d’argument contre la divinité. « Mais l’État, les puissances établies ont immédiatement utilisé cette initiative grandiose. » Lui-même pourtant avait imaginé un système où le crime ne pouvait plus servir d’argument contre rien et où la seule valeur résidait dans la divinité de l’homme. Cette initiative grandiose demandait aussi à être utilisée. Le national socialisme à cet égard n’est qu’un héritier passager, l’aboutissement rageur et spectaculaire du nihilisme. Autrement logiques et ambitieux seront ceux qui, corrigeant Nietzsche par Marx, choisiront de ne dire oui qu’à l’histoire et non plus à la création tout entière. Le rebelle que Nietzsche agenouillait devant le cosmos sera dès lors agenouillé devant l’histoire. Quoi d’étonnant ? Nietzsche, du moins dans sa théorie de la surhumanité, Marx avant lui avec la société sans classes, remplacent tous deux l’au-delà par le plus tard. (L’Homme Révolté, « La Révolte Métaphysique », « L’affirmation absolue », « Nietzsche et le nihilisme », 1951, p. 105)

Et Nietzsche, malgré sa haine des femmes, du socialisme, de la démocratie, se retrouve acclamé par la gauche intellectuelle française (Deleuze, Foucault) comme une sorte de modèle libertaire. Deleuze dira d’ailleurs :

« […] L’ histoire de la philosophie exerce en philosophie une fonction répressive évidente, c’est l’Œdipe proprement philosophique: «Tu ne vas quand même pas oser parler en ton nom tant que tu n’auras. pas lu ceci et cela, et cela sur ceci, et ceci sur cela.» Dans ma génération, beaucoup ne s’en sont pas tirés, d’autres oui, en inventant leurs propres méthodes et de nouvelles règles, un nouveau ton. Moi, j’ai «fait» longtemps de l’histoire de la philosophie, lu des livres sur tel ou tel auteur. Mais je me donnais des compensations de plusieurs façons: d’abord en aimant des auteurs qui s’opposaient à la tradition rationaliste de cette histoire (et entre Lucrèce, Hume, Spinoza, Nietzsche, il y a pour moi un lien secret constitué par la critique du négatif, la culture de la joie, la haine de l’intériorité, l’extériorité des forces et des relations, la dénonciation du pouvoir. .. , etc.). Ce que je détestais avant tout, c’était le hégélianisme et la dialectique. Mon livre sur Kant, c’est différent, je l’aime bien, je l’ai fait comme un livre sur un ennemi dont j’essaie de montrer comment il fonctionne, quels sont ses rouages – tribunal de la Raison, usage mesuré des facultés, soumission d’autant plus hypocrite qu’on nous confère le titre de législateurs. Mais, surtout, ma manière de m’en tirer à cette époque, c’était, je crois bien, de concevoir l’histoire de la philosophie comme une sorte d’enculage ou, ce qui revient au même, d’immaculée conception. Je m’imaginais arriver dans le dos d’un auteur, et lui faire un enfant, qui serait le sien et qui serait pourtant monstrueux. Que ce soit bien le sien, c’est très important, parce qu’il fallait que l’auteur dise effectivement tout ce que je lui faisais dire. Mais que l’enfant soit monstrueux, c’était nécessaire aussi, parce qu’il fallait passer par toutes sortes de décentrements, glissements, cassements, émissions secrètes qui m’ont fait bien plaisir. Mon livre sur Bergson est pour moi exemplaire en ce genre. Et aujourd’hui il y a des gens qui se marrent en me reprochant d’avoir écrit même sur Bergson. C’est qu’ils ne savent pas assez d’histoire. Ils ne savent pas ce que Bergson, au début, a pu concentrer de haine dans l’Université française, et commentil a servi de ralliement à toutes sortes de fous et de marginaux, mondains ou pas mondains. Et malgré lui ou pas, peu importe. » (Lettre à Créssole)

D’ailleurs il dit ensuite :

C’est Nietzsche que j’ai lu tard et qui m’a sorti de tout ça. Car c’est impossible de lui faire subir à lui un pareil traitement. Des enfants dans le dos, c’est lui qui vous en fait. TI vous donne un goût pervers (que ni Marx ni Freud n’ont jamais donné à personne, au contraire) : le goût pour chacun de dire des choses simples en son propre nom, de parler par affects, intensités, expériences, expérimentations.

Tu parles.

 

Juste pour dire que vue comme ça, l’incapacité foncière de Michel Onfray à comprendre quoi que ce soit dans ses lectures est moins dépaysante.

 

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