Note sur la théorie de Carrier

D’après Richard Carrier, mythiste, Jésus n’existe pas.

Je dois dire que Carrier est légèrement plus sophistiqué que la génération de mythistes précédents, et plus intéressant à lire et à débattre. Il est moins grotesque que Maher et moins malhonnête que Acharya S donc on y gagne forcément au change.

Sa théorie va donc comme suit.

Yechoua serait trouvé dans les écrits de Philon d’Alexandrie, notamment, comme une entité surnaturelle, une sorte d’ange. Après coup, on réifierait ce personnage et on lui inventerait une biographie : les Évangiles. Autrement dit, un personnage abstrai, mythique, evhémérisé, auquel on invente une vie terrestre. Il pioche aussi dans l’Ascension d’Esaie et dans tout le docétisme qu’il peut trouver. J’abrège. Pour plus de précisions, consultez la vidéo ci-dessous.

Problème : les écrits de Paul.

Pour les contrer, Carrier prétend que Paul ne mentionne pratiquement jamais un Jésus terrestre, ne l’a jamais rencontré et ne mentionne pas son ministère où des récits de témoins oculaires, simplement la révélation divine et l’écriture.

Le Jésus de Paul serait donc foncièrement immatériel.

Si on omet le fait que Paul mentionne par exemple la Cène, moment terrestre de Jésus (1 Corinthiens 11.23 et sq.) :

Car j’ai reçu du Seigneur ce que je vous ai enseigné; c’est que le Seigneur Jésus, dans la nuit où il fut livré, prit du pain, et, après avoir rendu grâces, le rompit, et dit: Ceci est mon corps, qui est rompu pour vous; faites ceci en mémoire de moi. De même, après avoir soupé, il prit la coupe, et dit: Cette coupe est la nouvelle alliance en mon sang; faites ceci en mémoire de moi toutes les fois que vous en boirez. Car toutes les fois que vous mangez ce pain et que vous buvez cette coupe, vous annoncez la mort du Seigneur, jusqu’à ce qu’il vienne.

Mais passons, effectivement, Paul ne va pas dans autant de détail que les évangiles. Dans la vidéo de sa conférence « Did Jesus Even Exist », à 33’, Carrier pose comme «challenge» pour sa théorie l’évocation d’une famille terrestre de Jésus dans les Lettres de Paul. Si c’est le cas, dit-il, cela ancrerait beaucoup cet être éthéré et le placerait comme un homme historique. La conférence a été filmée plusieurs fois mais utilisons cette vidéo-ci.


Il rejette ensuite d’un revers de main trois occurrences

1. Les « frères » du Seigneur ne seraient autre que les chrétiens baptisés et non des frères de sang. Trop ambigu et donc trop faible.

2. Born (=Made) of the seed of David : means divine manufacture, not descent. (34’19)

3. Né d’une femme. Ce serait allégorique, la femme représenterait le monde corrompu.

Je veux me pencher sur la deuxième occurrence. Si on regarde Romains 1.3 on lit effectivement dans la pire Bible que j’aie à portée de main :

Il concerne son fils né de la postérité de David selon la chair

Bien sûr, ce serait absurde de regarder une seule (mauvaise) traduction, surtout si notre argument repose sur un ou deux mots. Regardons donc plusieurs traductions de la Bible :

Louis Segond Bible
et qui concerne son Fils né de la postérité de David, selon la chair,
Martin Bible
Touchant son Fils, qui est né de la famille de David, selon la chair;
Darby Bible
touchant son fils (ne de la semence de David, selon la chair,
King James Bible
Concerning his Son Jesus Christ our Lord, which was made of the seed of David according to the flesh;
English Revised Version
concerning his Son, who was born of the seed of David according to the flesh,

On semble assez unanime. Il semble qu’on parle effectivement de Jésus en tant que Fils de Dieu, descendant, de façon corporelle (par la chair) de la lignée de David, tel que décrit dans les évangiles synoptiques. (Généalogie de Jésus dans Matthieu 1.1-17 ; «Joseph, un homme de la maison de David» dans Luc 1.27 ; Jean 7.42 «c’est de la postérité de David et du village de Béthléem ou était David que le Christ doit venir […]»)

Quels sont donc les termes grecs utilisés dans ce verset et comment sont-ils utilisés ailleurs dans le Nouveau Testament ?

Il concerne son fils généré (γενομένου) de la postérité de David (σπέρματος Δαυὶδ) selon la chair (κατὰ σάρκα) (Romains 1.3)

σπέρματος veut littéralement dire «la graine», ça donne d’ailleurs le terme «sperme» en français.

σάρκα n’est pas plus ambigu. Il est pratiquement toujours traduit «chair», en effet, c’est ce terme qu’on trouve quand Jésus dit

«Veillez et priez, afin que vous ne tombiez pas dans la tentation; l’esprit est bien disposé, mais la chair (σὰρξ) est faible.» (Matthieu 26.41)

«Jésus leur dit: En vérité, en vérité, je vous le dis, si vous ne mangez la chair (σάρκα) du Fils de l’homme, et si vous ne buvez son sang, vous n’avez point la vie en vous-mêmes.» (Jean 6.53)

De même quand Jésus apparaît aux disciples et qu’ils échouent à croire à son retour : «Voyez mes mains et mes pieds, c’est bien moi; touchez-moi et voyez: un esprit n’a ni chair (σάρκα) ni os (ὀστέα), comme vous voyez que j’ai.» (Luc 24.39)

 

Mais ça reste dans un champ lexical foncièrement corporel. (Vérifiez vous-mêmes les autres correspondances)

L’ambiguité viendrait de γενομένου, généré, émergé, fabriqué.

Paul utiliserait γενομένου pour la fabrication de corps par Dieu, notamment la fabrication du corps d’Adam ou la fabrication des corps ressucités par opposition à genou, qu’il utiliserait pour la génération naturelle.

Puisqu’il n’y a pas procréation naturelle et donc qu’il est possible que la descendance décrite ici ne soit pas corporelle du tout, que le corps de Jésus soit simplement «manufacturé» par Dieu, Carrier conclut que c’est «ambigu».

Cependant, ce n’est pas un scoop que la naissance de Jésus n’était pas naturelle et enfreignait d’ailleurs des lois naturelles : il naît d’une vierge.

En outre, sauf indication contraire, Adam était aussi un homme de chair et de sang. Il est de toute évidence un cas limite, puisque le premier homme (par définition, on ne saurait dire qu’Adam naît naturellement) tout comme Jésus l’est de par sa naissance virginale. Il n’empêche que le verset ici parle bien de la lignée généalogique de David et cela, il le précise, non pas comme parenté spirituelle (au sens où tous les juifs le seraient) mais bien corporelle, selon la chair, κατὰ σάρκα.

S’il y a une chair, il y a un corps ; et s’il y a une lignée, il y a une famille. Le fait qu’un terme évoque l’action divine dans la génération du corps de Jésus est tout simplement cohérent avec le cadre théologique dans lequel Paul écrit, puisqu’il y a effectivement conception miraculeuse.

C’est peut-être myope de focaliser sur un verset, alors profitons-en pour le replacer dans le contexte plus général de l’Epître aux Romains. Paul s’adresse à l’Eglise de Rome, qui n’a certes pas été fondée par lui mais qu’il pense visiter. Il leur expose ses conceptions doctrinales et en profite pour parler un peu – puisque l’église semble divisée entre judéo-chrétiens et pagano-chrétiens – de la place des juifs dans le christianisme, ainsi que des diverses coutumes mosaïques, la circoncision du coeur contre la circoncision pénienne. (2.25-7)

Paul tente vraisemblablement de faire une place aux païens dans son christianisme, tout en rappelant justement la place importante de l’héritage israélite et une discussion de cette hérédité

Quel est donc l’avantage des Juifs et quelle est l’utilité de la circoncision ? Il est grand de toute manière et de toute façon en ce que les oracles de Dieu leur ont été confiés. (3.1-2)

Car je voudrais moi-même être anathème et séparé de Christ pour mes frères, mes parents selon la chair,qui sont Israélites, à qui appartiennent l’adoption, et la gloire, et les alliances, et la loi, et le culte, et les promesses, et les patriarches, et de qui est issu, selon la chair, le Christ, qui est au-dessus de toutes choses, Dieu béni éternellement. Amen! Ce n’est point à dire que la parole de Dieu soit restée sans effet. Car tous ceux qui descendent d’Israël ne sont pas Israël, 7et, pour être la postérité d’Abraham, ils ne sont pas tous ses enfants; mais il est dit: En Isaac sera nommée pour toi une postérité, c’est-à-dire que ce ne sont pas les enfants de la chair qui sont enfants de Dieu, mais que ce sont les enfants de la promesse qui sont regardés comme la postérité. (9.3-8)

Notons l’évocation de la lignée de Paul dans les mêmes termes que celle de Jésus :

Je dis donc : Dieu a-t-il rejeté son peuple ? Loin de là ! Car moi aussi je suis Israélite, de la postérité d’Abraham (σπέρματος Ἀβραάμ), de la tribu de Benjamin.(11.1)

Moi aussi je suis Israélite de la graine (σπέρματος) d’Abraham, et Jésus, comme annoncé en préambule est de la graine (σπέρματος) de David. Ce sont là des tentatives de se légitimer généalogiquement devant un public juif.

 

Carrier prétend que ces trois «indices» de la corporéité de Jésus sont ambigus et insuffisants, bien sûr, cela va dans le sens de son argumentation, c’est de bonne guerre et de toute évidence, il n’est pas le seul à interroger le texte biblique.

Cependant, j’échoue à le trouver convaincant. Dans le discours de Romains et vu ce que Paul dit de lui-même et de sa descendance d’Abraham, je ne vois pas ce que signifierait une descendance abstraite de David selon la chair.

Je ne vois pas pourquoi la corporéité de la descendance serait annulée par un vocabulaire cohérent avec les prétentions théologiques de Paul au sujet de Jésus.

Je ne vois pas pourquoi la chair et la lignée n’indiquerait pas un lien familial.

Je conçois que Carrier a laissé une part de l’argumentation dans son livre, après tout il doit bien le vendre et ça a l’air de marcher puisqu’il a remboursé sa dette estudiantine avec des opérations du genre,  mais j’aurais souhaité que ce point clé soit moins survolé.

 

 

Peut-être que des spécialistes bibliques peuvent éclairer un peu ma lanterne et me rendre cette théorie plus convaincante, ou inversement ?


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