Usurper la flamme

 

À notre époque, le Capital semble une terrible nuée de sauterelle qui déferle d’un pays à l’autre mais sans se montrer, passant derrière le monde entier, on apprend de temps en temps l’étendue des dégâts, les ressources qui ont été détruites ou mises hors de notre portée par le grand cadenas des titres de propriétés, tout est investi ou sabordé suivant le profit possible, son besoin de se reproduire, de s’augmenter, coûte que coûte. La faim, la soif, empêcher l’érosion du sol et le recul des forêts, tout ça cet essaim ne le comprend pas, il comprend seulement la nécessité d’obtenir un petit pourcent supplémentaire, et toutes les conditions de notre existence se tordent autour.

Regardons trois des plus grands châteaux-forts de cette corruption moderne, trois plateformes où ces forces financières sont relayées et entretenues : la City de Londres, la Suisse et le Vatican. Si on avait accès au grand registre cosmique peut-être saurait-on qu’il y a bien pire, mais tout d’abord leurs crimes sont tellement publics, ils sont tellement étalés au grand jour, avec une telle fierté de polichinelle — nul ne les ignore. Ensuite, un certain contraste intrigue : à la fois ils servent de garage au bulldozer financier de la modernité qui bousille toutes les traditions autour du monde, mais sont aussi les gardiens de traditions et de rituels ancestraux, qui attestent de l’ancienneté de leurs franchises et libertés.

Les prérogatives de la City de Londres se perdent dans la nuit des temps, quand les décrets royaux les mentionnent c’est comme un fait établi qu’ils ne font que reconnaître, et ses murailles la séparent donc du reste du royaume. Comment en vouloir au Lord-Mayor, propulsé dans ses fonctions par une élection médiévale, portant manteau d’hermine et masse d’armes, tirant une clé d’un chapeau dans un rituel charmant et presque enfantin, tiré en carriole dorée ? On s’amuse si bien, comment penser à tout l’argent blanchi à travers sa petite enclave ?

Pas si loin des sièges de Crédit Suisse et de l’Union des Banques Suisses, on guigne la Landsgemeinde des Waldstätten, antique démocratie montagnarde, ses épées ceintes le dimanche pour le vote à main levées, plein de bras sortant de chemises bouffantes brodées d’Edelweiss, avec des boucles d’oreilles, très masculines bien sûr, les femmes étant parfois exclues jusqu’en 1991.

Au Vatican, au cœur de la cité millénaire qui a hébergé toute la lignée des successeurs de Pierre, le dogme et la sainteté dégoulinent sur tout le monde catholique depuis le grand dôme où tout est fait pour nous instiller la peur de Dieu. Mais qu’on guigne de trop près sur leurs registres… Même certains papes ça ne leur a pas réussi.

On trouve bien sûr des croisements entre ces plateformes — les gardes suisses perpétuant un folklore de mercenaires multicolores prêtant main-forte à la souveraineté vaticane — et des passations — la Suisse a dû se calmer et sous-traiter une partie de ses crimes au Liechtenstein, petite monarchie absurde, qui malgré mille opportunités n’a inexplicablement pas été absorbée par les Habsbourg ou détruite par Napoléon.

Comment ce souci pour la tradition peut-il cohabiter avec la crasse la plus terrible, le vol organisé du monde entier, le mouvement des capitaux qui précisément étouffe toutes les traditions à la surface du globe ? 

La réponse bien sûr c’est qu’il n’y a pas de contradiction. C’est précisément à cause de leur antique souveraineté que les malfaiteurs financiers s’y sont réfugiés, ce statut politique spécial entériné par les siècles sert d’alibi pour s’y ménager des exceptions et échapper à la loi commune.

C’est parce que la City de Londres a ce statut inattaquable que toutes ces entreprises viennent s’y établir pour être au Royaume-Uni tout en étant au-dessus de la loi. Et, perversion très logique, l’élection d’antan par les guildes s’est modernisée : en plus des habitants de la City, les entreprises votent pour élire le conseil de la Corporation, avec un nombre de votes qui augmente avec leur nombre d’employés.

Bien sûr, le problème ne découle pas des guildes vieillottes, de la démocratie directe ou du catholicisme. Le ver n’était pas dans le fruit. C’est simplement qu’on cherchera toujours le plus ancien carré tracé sur le sol par la canne du prêtre ou l’épée du roi, et ensuite confirmé par la rouille des siècles. 

Après tout, les réserves amérindiennes accueillent des casinos, l’antique loi de la mer chapeaute des croisières libertariennes débiles, des îles tropicales se font paradis fiscaux et entassent les boîtes aux lettres de multinationales.

L’Islande n’est pas passée loin. Qui sait si son Althing, le plus vieux des parlements, servira de bouclier aux saloperies du futur ? Peut-être une confédération inuit rétablie dans la fonte des Pôles sera le refuge des empires pétroliers. 

Toutes les flammes seront usurpées.

 


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