[Note: Image de couverture confectionnée à partir des gemsona suivantes : Diamond, Tourmaline, Onyx et Bismuth faites par Tentabulge, Quincedork, Yamino et Ghostrallaa sur Deviantart. Discussion dans l’article d’éléments de l’histoire de Steven Universe et Homestuck.]
Quand j’ai vu la mode des « gemsona » se propager chez les fans de Steven Universe, j’ai immédiatement pensé au lien qu’on pouvait faire avec une certaine acception du concept de totémisme. Enfin, pas immédiatement. Je me suis d’abord senti un peu contrit par le manque d’inventivité de beaucoup de ces gemmes.
Les gemmes du monde de Steven Universe sont des êtres polymorphes et magiques, liées, on l’imagine bien, à une gemme, leur corps étant une sorte de projection temporaire. Elles possèdent une variété de pouvoirs (métamorphose, téléportation, projection holographique) chacune d’entre elles les maîtrisant en diverses capacités, et elles possèdent toutes une arme personnalisée, qu’elle peuvent invoquer, l’extrayant de leur gemme à volonté.
En effet, si on fait abstraction de Pearl qui a juste une sorte de lance de Magical Girl, les gemmes canon ont des armes plutôt atypiques. Garnet possède deux énormes gants renforcés, Améthyste, un fouet qui se subdivise en lanières, Rose (et Steven) un bouclier, Péridot a des doigts flottant à la Rayman (difficile de dire si c’est son arme) et Jasper possède un casque (qui lui sert d’appui en faisant le bélier).
Certes, ce n’est pas d’une imagination incroyable, mais ce n’est pas forcément ce à quoi on pense quand on dit « arme ». Ce sont des dispositifs conçus pour être intéressants en combats animés
Les fusions sont moins intéressantes, elles brandissent des mélanges des armes de celles qui les composent Opal a un arc (la lance de Pearl faisant les flèches et le fouet d’Améthyste la corde) et Sugalite a une morgenstern, faite d’un gant géant accroché au fouet. Et les gemmes faites par les fans sont généralement moins intéressantes encore, surtout du point de vue des armes : épée, hache, arc, dague ninja, épée, lance, marteau, épée, épée, hache… Aucune des armes montrées pour l’instant (hormis pour Pearl) n’était aussi évidemment militaire.
Après ce premier accès de snobisme, je me suis rendu compte que c’est peut-être dû à ce qu’une gemsona n’est pas premièrement faite pour être animée et mise en situation, mais pour s’y identifier, d’où le suffixe –sona, dérivé de persona, l’identité, le masque. On le retrouve ainsi dans les trollsona (où des gens s’inventent un troll de l’univers de Homestuck). Dans les deux cas, c’est une création de personnage avec un certain set de contraintes en ce que les personnages originaux entretiennent un rapport d’analogie avec des espèces naturelles.
- Les gemmes sont liées à des pierres précieuses (Ruby, Saphire, Yellow Diamond, Garnet) semi-précieuses (Jasper, Peridot) ou d’autres « pierres » utilisées en joaillerie (Pearl). Elles tirent une part de leur apparence de celle des pierres et de leur caractère de la symbolique de celles-ci.
- Les douze trolls de Homestuck entretiennent un rapport d’analogie avec les douze signes du Zodiaque, ces signes faisant en fait leurs logos personnels, qu’ils portent, marquant également leurs personnalités. C’est en sous main, avec une subtilité variable, mais c’est là. Sans détailler les liens entre chaque troll et son signe, on dira que sa se traduit dans leurs cornes, leur personnalité et leur histoire.
- Ils sont également distingués par la couleur de leur sang qui marque des castes différentes et suit l’arc-en-ciel.
(source)
Quand on crée une persona dans ces deux univers (ou même inventer un personnage, pas forcément pour s’y identifier), on est en face de deux cas complémentaires quant au système d’analogie. Dans Homestuck, il n’y a qu’un nombre limité de signes du Zodiaque, tous occupés, même le Serpentaire est (plus ou moins) assigné à Calliope. Par conséquent, il n’est pas possible de prendre un signe du Zodiaque non-utilisé pour se faire son personnage.
A l’inverse, il y a une quantité pratiquement infinie de gemmes, de pierres et de métaux qu’on peut personnifier pour se créer une gemsona, en outre, leur apparence est moins contrainte, pas de cornes en candy corn ou de peau grise mandatoire. Ce sont deux régimes de variation : grand choix dans les gemsona puisqu’il y a pratiquement une infinité d’analogies à faire, et encore plus de choix dans les trollsona puisque toutes les analogies possible ont déjà été faites.
Les gens qui se créent des trollsona utilisent donc des signes voisins, par exemple des signes alchimiques (même si piochés sur symbols.com) ou de planètes (la lune ou le soleil) qui entretiennent un rapport de correspondance avec les signes du zodiaque, en ce que l’alchimie les liait. Il y a une sorte de transitivité des symboles : signes du zodiaque –> planètes (puisqu’astrologiques) –> alchimie.
Mais on trouve également à peu près n’importe quel symbole un peu signifiant. Le yin/yang, des lettres grecques ou des symboles de notation musicale.
Quelqu’un demandait à cet artiste comment trouver de bonnes idées de trollsona. Sa réponse va dans notre sens : chercher des systèmes de symboles.
If you are looking for some inspiration, there are a tons of symbols out there that you can pilfer! Here’s a cool chart of the constellations, also old alchemical symbols would work really well. Check out these hobo signs (these too)- secret symbols used by travelers and thieves. Here’s the Endless Forest symbol generator, which is mostly useless but who knows. There’s also this Homestuck-oriented generator which may help inspire you. If none of these resonate off the bat, feel free to modify them until they look how you like. Other than that, make shapes, change them, rotate them, mash them together, until something starts working for you!
Ce n’est d’ailleurs pas surprenant, Vriska confiant d’ailleurs, quand elle voit celui de son ancêtre sur un coffre, la nature de ces signes et le fait qu’il en existe un alphabet entier pour chaque caste :
AG: 8ut then I saw a shooting star one evening.
AG: I tracked down where it landed, and found a chest with my sign on it.
AG: A sign is an insignia we must wear, specific to our class. Each class has a huge alpha8et of signs, so when someone shares yours, you know you have a lot in common. I was so excited to see it.
Mais beaucoup versent dans le n’importe quoi. Quand Hussie a dû créer un nouveau troll pour le jeu vidéo Hiveswap, on voit un symbole… De cerf. Et il a des cornes de cerf. L’autre troll a je sais pas quoi.
Cependant, il me semble que la plupart des gens qui créent ces personnages sont conscients du système de correspondances dans lequel ils essaient d’insérer leur personnage.
Quel rapport avec le totémisme ?
On ne peut s’empêcher de faire un lien avec la notion englobante de totémisme en histoire des religions. Lévi-Strauss résumait ses différentes modalités et l’illusion qu’elle portait aussi en tant que catégorie explicative. Sa définition expurgée revient simplement à dire, dans Le Totémisme Aujourd’hui (1962) qu’il s’agit simplement d’un système qui met en parallèle une série d’entités naturelles et une série d’entités culturelles.
- Deux types d’entités culturelles : des personnes et des groupes
- Deux types d’entités naturelles : des catégories (espèce de plante ou d’animal) et des individus (animal ou plante en particulier).
Cela donnait donc quatre types de totémisme possibles. (chapitre 1 : « L’illusion totémique »)
- Catégorie/Groupe : totémisme australien
- Catégorie/Personne : totémisme individuel des Amérindiens
- Individu/Personne : totémisme des Mota, où l’enfant est censé être l’incarnation d’un animal ou d’une plante trouvée ou conservée par la mère au moment où elle prend conscience de sa grossesse.
- Individu/Groupe : cas présents en Polynésie et en Afrique, où des animaux individuels sont l’objet d’une protection et d’une vénération collective. (Lézards guardiens de Nouvelle-Zélande ; crocodiles, lions ou léopards sacrés en Afrique (?)
Dans deux chroniques radiophoniques en 2013, j’avais développé ces idées.
Je commettais peut-être l’erreur de surestimer des systèmes de correspondances et de différences, et ensuite de réifier cela dans la catégorie « totémisme », comme le dit Lévi-Strauss dans La Pensée Sauvage (1962) :
L’erreur des tenants du totémisme fut de décoper arbitrairement un niveau de classification : celui formé par référence aux espèces naturelles, et de lui donner la valeur d’une institution. Mais, comme tous les niveaux, celui-ci n’est qu’un parmi d’autres, et il n’y a aucune raison de le déclarer plus important, disons, que celui opérant à l’aide de catégories abstraites ou que celui utilisant des classes nominales. (chap. V, p. 178-9)
Après tout ce genre de systèmes mettant en rapport différents ordres du monde existe aussi dans la culture philosophique occidentale et fut très important :
Les exemples [de systèmes totémiques] que nous avons cités, les autres qu’on aurait pu leur joindre témoignent en faveur d’une pensée rompue à tous les exercices de la spéculation, proche de celle des naturalistes et des hermétiques de l’antiquité et du moyen âge : Galien, Pline, Hermès Trismégiste, Albert le Grand… De ce point de vue, les classifications « totémiques » sont probablement moins loin qu’il ne semble de l’emblématisme végétal des Grecs et des Romains, s’exprimant par le moyen de couronnes d’olivier, de chêne, de lauriers, d’ache, etc. ; ou de celui qui se pratiquait encore dans l’Église médiévale où, selon la fête, on jonchait le chœur de foin, de jonc, de lierre, ou de sable.
Les herboristeries astrologiques distinguaient 7 plantes planétaires, 12 herbes associées aux signes du zodiaque, 36 plantes attribuées aux décans et aux horoscopes. Les premières, pour être efficaces, devaient être cueillies un certain jour et à une certaine heure, qui étaient précisés pour chacune : dimanche, pour le coudrier et l’olivier ; lundi pour la rue, le trèfle, la pivoine, la chicorée ; mardi, pour la verveine ; mercredi pour la pervenche ; jeudi, pour la ver- veine, la pervenche, la pivoine, le cytise et la quintefeuille si on les destine à des usages médicinaux ; le vendredi pour la chicorée, la mandragore et la verveine servant aux incantations ; samedi, pour la cruciata et le plantain. On trouve même chez Théophraste un système de correspondances entre les plantes et les oiseaux, où la pivoine est associée au pic, la centauride au triorchis et au faucon, l’ellébore noir à l’aigle. (Delatte.) Tout cela, que nous attribuons volontiers à une philosophie naturelle longuement élaborée par des spécialistes, eux-mêmes héritiers d’une tradition millénaire, se retrouve très exactement dans les sociétés exotiques. (La Pensée Sauvage, chap. II, p.57-8)
Mais si on reprend sa typologie pour des fandoms :
- Catégorie/Groupe : Les maisons de A Song Of Ice And Fire liées à des entités naturelles : Loup, Lion, Fleur, Cerf, Dragon, Soleil, Ours… Clans totémiques assez réguliers.
- Catégorie/Personne : Dans Steven Universe, chaque gemme est associée à un type de pierre.
- Individu/Personne : Je crois que c’est le cas des trolls de Homestuck. Chaque troll est lié à un douzième du ciel, à un signe du zodiaque, à une constellation, autrement dit une entité particulière, même si la réunion symbolique de ces diverses choses (zone du ciel, constellation, signe) dans un seul signifiant n’est clairement pas une entité naturelle. Même genre que dans les Chevaliers du Zodiaque.
- Individu/Groupe : Ténu mais je dirais Harry Potter, où les maisons sont des groupes d’individus associés à un fondateur qui recouvre certaines des qualités dont ils sont censés faire preuve. Il ne me semble pas que les Griffondor soient liés au lion ou les Serpentard au serpent, même s’ils peuvent en émuler des qualités symboliques et qu’ils sont leurs emblèmes. Ils sont plutôt liés au fondateur de leur maison.
Voilà, je sais pas quoi conclure sinon que fonder ses personnages/groupes de personnages sur un système de correspondances
- Permet de baliser un champ assez large. Scott McCloud le recommandait déjà pour la création de personnages, pour s’assurer que tous ses personnages soient différents de les baser sur des classifications ou des divisions : les émotions, les quatre saisons, des pièces d’échec, etc.
- Donne envie de s’insérer dedans et de créer son propre personnage (dans le cadre des associations Personne) ou de s’identifier à un des groupes (dans le cadre des associations de groupes) ce qui sont deux dynamiques très différentes : il me semble que peu de gens créent une nouvelle maison de Poudlard ou de Westeros (j’admets que ça altérerait beaucoup l’histoire, mais de façon pas essentielle) par contre plus de place pour mettre un personnage.
C’était mon article périodique pop culture qui va un peu nulle part.
Bibliographie
- Lévi-Strauss
- La Pensée Sauvage [sur archive.org]
- Le Totémisme Aujourd’hui [sur archive.org en anglais]
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