Le fou et l’idiot

[Image de couverture : Sculpture de Platon et Aristote débattant (1437-9) par Luca della Robbia au campanile de Giotto à Florence, représentant aussi la rhétorique ou la dialectique.]

 

 

Vous connaissez la différence entre un fou et un idiot ? 

À travers un article de Jacobin, qui l’appliquait au débat entre Žižek et Peterson en 2019 j’étais retombé sur cette distinction faite par le philosophe anglais John Locke dans son Essai sur l’entendement humain de 1689.  (Essay Concerning Human Understanding)

Pour Locke, les fous ont des idées fausses sur le monde, mais ils arrivent à les assembler et à en tirer des conclusions, qui sont aussi fausses, mais qui en découlent logiquement.

Par exemple, ils croient que leur corps est fait de verre, donc ils ont peur de se briser s’ils tombaient, ce qui serait effectivement une peur rationnelle s’ils étaient bien en verre. Ou alors, ils se prennent pour des rois, comme le type vêtu d’un drap qui a tenté d’entrer à Versailles il y a peu, et ils se mettent à exiger l’obéissance de tout le monde. Ils ne sont pas rois, ce qui rend leur comportement irrationnel, mais ce serait le comportement logique s’ils l’étaient. 

L’idiot, par contre, même quand il a quelques idées correctes sur le monde, il n’arrive pas à les mettre bout à bout pour raisonner et parvenir à la bonne conclusion.

Dans le contexte de la pandémie, les fous ne manquent pas. Des docteurs professeurs Brice de Nice à fausse blouse blanche qui se bousculent sur les plateaux télés pour déblatérer des conneries sur mesure, suivant ce que demande la semaine : le virus ne viendra pas, il ne touche que les Chinois, il n’est pas dangereux, c’est une grippe, etc. On arrive au stade où le virus a tué dix fois plus qu’une saison de grippe alors qu’on n’est même pas en hiver, mais peu importe : pour parvenir à la conclusion rassurante qu’ils vendent (et ce sont parfois très littéralement des vendeurs) ils broderont sans peine sur une nouvelle bêtise. Quand tant de gens veulent fermer les yeux, on en trouvera toujours pour leur chanter la berceuse.

Voilà les fous.

Les idiots par contre, dans cette crise, ce sont nos gouvernements, qui n’arrivent pas à mener à leur conclusion nécessaire les quelques infos certaines qu’ils ont sur la propagation de la maladie.

On a fait beau jeu des quelques allumés complotistes qui ont manifesté en Suisse pour affirmer que les masques donnaient le cancer de la 5G. Comme en Allemagne, on a été déçu que les doux dingues (plus quelques nazis) soient de sortie et que le peuple Suisse ne se montre pas à la hauteur de son image de rationalisme compétent. Le problème c’est qu’on confond la véritable compétence et notre chape de conformisme bourgeois qui fait illusion. 

Donc forcément, le pays dans lequel l’OFSP changeait ses chiffres des lieux de contamination d’une semaine à l’autre (le stagiaire a dû se tromper de fichier Excel) caracole désormais en tête des champions du monde de contamination, quel désaveu ! Nous qui nous croyions proprets et disciplinés parce que nos politiciens sont ennuyeux ! La bourgeoisie n’a qu’une réponse : c’est de la faute des gens, ils ne sont pas assez tristes, ils s’amusent encore trop.

Ce puritanisme débile manque sa cible. Plutôt que de cibler les contacts les plus risqués, en fonction des données que nous avons, on vise ce qui est dispensable, facultatif. Plutôt que les institutions (écoles, emplois) qui nous entassent ensemble sept heures par jour sans les protections nécessaires, on nous encourage à nous énerver et nous policer les uns les autres.

La réalité c’est que les gens, dans leur immense majorité, jouent le jeu. Le masque dans les transport, la distance, les mains, on suit la totale et on s’encourage à le faire. Même ce chauffeur de poids lourd, après une journée de merde, la seule chose qui le détendait c’était d’aller à la salle et de s’épuiser en soulevant des poids, mais là il fera l’impasse : tout le monde qui se souffle dessus sous l’effort, qui crachote, qui éructe… « Faut pas chercher non plus », dit-il avec une sagesse évidente.

Vous me direz, si on a un tel sens du renoncement, pourquoi les chiffres sont si mauvais ? Parce qu’on a cru s’en tirer avec des demi-mesures  : il suffit de se laver les mains, il suffit de se tenir à deux mètres, pardon un mètre et demi, pardon, un mètre, et maintenant (après les avoir dits inutiles) il suffit de porter un masque. Les masques ne sont pas inutiles, mais ils ne sont pas magiques non plus. Alors que les hashtags pour rester à la maison proliféraient chez ceux qui pouvaient se le permettre, j’écrivais le 16 mars :

Tu peux répéter aux gens de rester à la maison et de se laver les mains, mais si leur job est ouvert lundi ? Ils vont y aller, en passant par les transports publics, etc. Tous les caissiers tous les livreurs et ceux avec qui ils sont en contacts n’y peuvent pas grand-chose, c’est à nos patrons de prendre la responsabilité d’annuler ce qui est pas nécessaire, et pour ce qui est vraiment nécessaire de donner les moyens de le faire en sécurité. En l’absence de mesures, qu’on fasse pression pour les obtenir. 

Mais si rien n’est fait c’est un grave péché, et comme dit l’apôtre, le salaire du péché c’est la mort.

 

Mais bien sûr les patrons et le front bourgeois à leur service ont globalement rechigné à prendre ces responsabilités. Même un truc aussi léger que la suspension partielle des loyers commerciaux n’a d’abord même pas été votée en mai et n’a pu passer qu’en juin, à 50.5% des voix. Et puis on profite du choc. En avril l’USAM parlait déjà carrément de baisser les salaires, détruire tous les acquis sociaux, comme d’habitude. Le Centre Patronal s’est fendu d’un texte si maladroitement malfaisant qu’il a même fait marrer dans la France habituée aux conneries du MEDEF et qu’en le voyant j’ai honnêtement cru à un canular avant de trouver le PDF sur leur site.

Votre patron est plus malin que le Centre Patronal, il viendra plutôt vous dire “l’important c’est avant tout préserver la santé de nos collaborateurs” (faut pas dire salarié c’est trop proche de prolétaire) il vous montrera ses deux micro-mesures de protection (on a suspendu un petit carré de plexiglas devant le comptoir et les employés ont reçu deux (2) masques chirurgicaux le 15 mars) suivi d’un “mais nos clients comptent sur nous”, on livre des hôpitaux et des EMS, ou des produits de première nécessité, donc on ne pourrait même pas s’arrêter complètement, il faut bosser malgré ces conditions. Et c’est souvent vrai. Le problème n’est pas de souligner que l’économie remplit les besoins des gens, la profonde interdépendance entre nous tous, le confinement lui-même nous a bien fait sentir ces tentacules qui nous relient.

Si leur argument c’était juste de pointer que les gens souffrent du confinement, et d’instrumentaliser ces peines véritables pour faire rouvrir leurs usines de merde sans les précautions nécessaires, ils avaient un boulevard devant eux. Bien sûr qu’on souffre !

On souffre de suspendre tous nos loisirs, de ne même plus pouvoir décompresser après le boulot, pour ceux qui en ont un, de voir nos revenus disparaître, pour ceux qui n’en ont plus, de ne pas voir nos proches et nos amis, de mal enterrer ceux qui meurent, de voir les vieux de la famille finir à l’hôpital après avoir attrapé la maladie à l’enterrement d’avant. On se prive tous de biens et de services nécessaires, on repousse de vrais besoins à plus tard.

Ce qui est vraiment pathétique, risible, et qui a fait de ce manifeste de méchant de cartoon un classique instantané c’est que parmi toute cette panoplie de souffrances, le Centre Patronal n’arrive même pas à faire semblant de se soucier de ces épreuves, à imiter une seconde le moindre sentiment humain, et leur meilleur argument c’est “les gens détestent le calme, ils rêvent de revenir au plus vite se faire exploiter dans nos usines et acheter nos babioles” :

La plupart des individus ressentent le besoin, mais aussi l’envie et la satisfaction, de travailler, de créer, de produire, d’échanger et de consommer. On peut le faire plus ou moins intelligemment, et on a le droit de tirer quelques leçons de la crise actuelle. Mais il est néanmoins indispensable que l’activité économique reprenne rapidement et pleinement ses droits.

 

Et nos droits, à nous, qui faisons tourner tout ça ? Tous ceux, nombreux, qui continuèrent à bosser pendant le confinement se demandaient : si on est tous si indispensables, pourquoi on nous traite comme de la merde ?

Une grande méfiance s’est donc généralisée même parmi ceux qui obéissent scrupuleusement : à quoi bon me fatiguer à suivre ces règles ? Dans les faits elles ne nous ont pas tant protégés, pas vrai ? On aurait pu réellement mobiliser nos forces de travail contre ce problème, déployer des programmes plus agressifs pour retracer la progression de la maladie, encourager au maximum le télétravail, fabriquer et stocker des masques, et même, soyons fous, garantir un revenu décent à tous, et plus généralement de meilleurs protocoles pour un accès sûr aux biens et services nécessaires. Mais on en est incapable, pas vrai ? En 1977, dans L’avenir est notre affaire, Denis de Rougemont lamentait les méfaits de l’état industriel moderne : « Tout y est militarisé, c’est-à-dire mobilisable à tout moment ». Mais aujourd’hui, dans notre petit bout de capitalisme en voie de désindustrialisation, c’est l’inverse, plus rien n’est mobilisable. Par contre on peut fermer les coiffeurs et barricader temporairement le rayon papeterie des supermarchés. Puisque tout contact est risqué, on va interdire quelques opportunités de contacts, peu importe leur part minime dans la contamination, c’est toujours ça de gagné. Et là où le confinement devrait être une manière de gagner du temps, là, ce sera toute l’étendue de notre stratégie.

 

D’autres méfiances plus outrancières, bien sûr, chez les types à chapeau en alu qui sont contre le cancer de la 5G cosmique. Et je crois bien que les limites de notre vie politique, qui se limite trop souvent à choisir quelle couleur de tribu bourgeoise tu préfères, le peu de contrôle qu’elle donne aux gens sur leur vie, explique pourquoi ils crient un peu plus fort en Suisse et en Allemagne. Mais il est naïf de croire que le complotisme abruti n’est qu’une  conséquence de l’aliénation prolétaire, une de ces vidéos stupides refusant la dictature des masques venait en fait… de l’héritière d’une marque de luxe. (Dure la vie) 

La méfiance qui m’intéresse et qu’on entend partout dans la rue quand l’épidémie s’aggrave, est plus large, plus générale. Le doute porte dans toutes les directions : la maladie ne doit pas être si grave, et puis peut-être qu’ils meurent d’autre chose, et puis finalement cet été tout allait bien, non ? Mais on doute dans l’autre sens aussi : Untel a un cousin qui pense qu’il l’a eu — mais ils n’ont pas voulu le tester. Et les faux négatifs ? Cet autre a été très malade, et le test disait que c’était pas le Covid, mais lui pense que oui… Et donc que le gouvernement sous-estime l’ampleur de la pandémie.

Le pouvoir fait à la fois trop et pas assez, réalisation déformée qu’on n’a pas d’influence dessus. Le doute devient cette eau régale qui dissout tout mais laisse le pouvoir intact, car incapable de le contrer vraiment. 

 

Tout le monde SENT que si on prend l’État au mot, il devrait y avoir PLUS : les masques obligatoires devraient être gratuits, les industries sur la quille devraient être dédommagées pour ne pas se disloquer, mais non on doit se démerder. L’état reconnaît le problème mais ne va pas réagir en conséquence, non, c’est à toi de te compliquer la vie pour l’arrêter. Donc soit c’est faux, on nous ment, on exagère, soit on ne compte pas, on ne compte pour rien. Et quelle différence ?

Quelle différence pour ce chauffeur de bus ? Il va pas pouvoir s’arrêter de bosser, il va devoir prendre les mêmes risques qu’il y croie ou non. Donc pourquoi ne pas croire que tout va bien ? Pendant sa tournée il chante aux passagers qui veulent l’entendre les louanges du fou qui passe à la télé et lui a donné la permission de se foutre du virus. Il pourrait s’en soucier après tout, mais dans son impuissance, la seule différence, la seule et unique différence que ça ferait, c’est qu’il serait plus angoissé.

 

Lors du premier pseudo-confinement il y avait le sens d’un sacrifice collectif, une communauté sacrifiant ensemble le maximum par solidarité, espérant que ça se tasse, qu’on ait un répit de l’escalade de la maladie, et on l’a eu, à moitié, un temps.

Le deuxième qui nous arrive gentiment dessus ? La lassitude est passée par là. On a vu que le front bourgeois n’entendait pas reculer, mais profiter pour nous sabrer encore plus, qu’ils n’en avaient vraiment rien à foutre de nous. Il se fera à reculons.

 

Certes, comme dit Locke “il y a différents degrés de folie et de bêtise” et de nombreuses combinaison des deux. En chacun de nous, il y a un peu des deux. Mais on ne peut pas continuer comme ça, à devoir choisir entre les fous et les idiots, entre refuser la réalité et refuser de faire notre devoir face à cette réalité.

 

Et heureusement, tous n’ont pas abandonné. Les soignantes et soignants, travailleuses et travailleurs essentiels se mobilisent. On n’applaudit pas, on a bien compris la leçon : on ne se nourrit pas d’applaudissements. C’était une politesse, oui, mais une politesse dont l’esprit n’est pas suivi devient une insulte, remuer le couteau dans la plaie, vous rappeler que vous devriez avoir de meilleurs effectifs, de meilleurs salaires, des horaires décents. Et malgré tous les masques qu’on porte ces temps, on arrive encore à lire sur les lèvres qu’on ne nous les donnera pas, qu’il nous faudra nous organiser et lutter pour les obtenir.

L’avenir nous réserve d’autres crises, climatiques ou sanitaires. Certains ont pointé, avec raison, que ce coronavirus, ce n’était pas la peste, non plus. Et oui, par chance, ce n’est pas si mortel que cela, mais regardez à quel point on galère déjà. Qu’est-ce que ce sera quand ça sera vraiment la Peste, partie pour vaincre et vaincre encore ? Serons-nous aussi impuissants que cela ?

Nous devons changer ce système économique et politique pour garantir une bonne vie à tous, et nous rendre capable de mieux réagir quand de plus graves crises nous frapperont inévitablement. Si nous ne le changeons pas de nous-mêmes, démocratiquement, en prenant tout le monde en compte, eh bien tôt ou tard c’est une catastrophe qui nous forcera à le changer, mais pas suivant nos propres termes. Et comme d’habitude, vous et moi, les quantités négligeables, nous seront sacrifiés.

Serrons-nous les coudes, allions-nous entre travailleuses et travailleurs, car de grandes mains chercheront toujours à nous détacher de ce tronc, et une fois desséchés, à nous jeter au feu.

 

 

 


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