Je n’ai jamais eu de profondes affinités avec la musique, et je le regrette un peu. Certes, je ne me suis jamais beaucoup investi dans le solfège scolaire et obligatoire, mais mes enseignants n’aidaient pas beaucoup : je me rappelle qu’une fois la consigne fut que les gens à ma gauche chanteraient la partie aigue, à ma droite la partie grave, et moi, étant hors des bornes de ces deux intervalles fermés, ne chanterait simplement pas. Zigzaguant dans les tribus adolescentes qui tentaient de circonscrire leur identité par ce qu’on y écoutait, métal, rap ou techno, j’étais une tranche de pain blanc de goût musical, où je n’écoutais pratiquement rien et aimait encore moins de choses. J’avais hérité une radio d’une grande-tante, et dans le bord de la bande FM j’écoutais de la musique classique aléatoire. J’avais un lecteur CD sur lequel j’écoutais les Quatre Saisons de Vivaldi, mais surtout les Deux Minutes du Peuple ou quelque Sagas MP3. Je n’étais pas très aventureux de ce côté là et je garde de tout ça un certain complexe d’infériorité face aux amateurs de musique.
La musique n’est donc pas mon fort ne l’ayant jamais cultivé. Et je regrette un peu quand je tombe sur les élucubrations d’un Adorno, dont on croirait que sa famille a été massacrée par un gang de Jazzmen, de ne pas avoir le bagage technique qui me permettrait d’en discuter les détails au corps-à-corps.
Tony Zhou commence une vidéo en demandant à des passants de Vancouver de siffloter les thèmes de films connus. Star Wars, James Bond, Harry Potter, puis des films Marvel. Mais nul n’arrive à chantonner ces derniers. Pourquoi ? (1’32)
Zhou donne quelques facteurs, notamment
- La musique fait du remplissage et ne suscite pas d’impact émotionnel (1’58)
- Le montage pourrait faire des choix qui souligneraient l’impact émotionnel de la musique mais restent à un niveau automatique, prévisible et superficiel (3’07)
- Et même les musiques qui seraient émotionnellement intéressantes n’arrivent pas à percer la saturation de bruitages et dialogues, (4’06)
- Voire, il y aurait une tendance à vouloir que la musique ne soit pas remarquée (5’20)
…Là où des choix plus audacieux seraient plus mémorables. Et je pense que ce sont des bons arguments, qui montrent que les films Marvel pourraient faire mieux. (10’45)
Mais la cause principale serait pour lui la Temp Music. (5’49)
C’est-à-dire la musique temporaire qu’on utilise dans le montage pour voir si la scène fonctionne, mais elle peine à rester temproraire. Quand le compositeur arrive sur le film, le réalisateur est déjà habitué à la musique choisie au préalable — et donc ils finissent par demander qu’on reproduise le rythme et la mélodie de la bande-son temoraire en flirtant avec le plagiat — ce qui limite certainement leur créativité. Et Je suppose que si tous les compositeurs les plus connus du cinéma dont Danny Elfman s’en plaignent (6’08) ça doit bien être un problème. Les possibilités ouvertes par l’édition numérique auraient permis ce développement alors qu’avant on faisait la musique du film quand il était fini. (9’50)
Suivit une autre vidéo où ils cataloguent d’autres instances de temp music vraisemblablement utilisées dans différents films d’action
Wouah ! vous vous rendez compte ? Guardians of the Galaxy réutilise de la musique d’Avengers (1’01) en y intégrant le thème des Guardians ! Comment est-ce que Marvel ose réutiliser leur propre musique (en y adjoignant le thème du film en jeu ce qui est une bonne chose si vous voulez qu’on se la rappelle un tant soit peu) ? Et The Ant Bully (qui peut oublier ce film dont j’ignorais l’existence) a repris du Atlantis de Disney. Apparemment on a résolu la musique de film.
Je vais être honnête, je pense que la vidéo a tort sur ce point. L’originalité est un luxe très rarement nécessaire. Moonrise Kingdom marche très bien avec Purcell, et si Zhou utilise la scène de Mad Max:Fury Road où une moto saute par-dessus le convoi et jette une grenade comme un exemple de vile Temp Music qui accélère juste une musique de Captain America: Winter Soldier (8’38) je trouve que cette scène fonctionne excellemment bien et la première fois que j’ai vu Fury Road, je me rappelle avoir été entraîné par cet exact moment, et la synchronisation de l’explosion — même si c’est loin d’un exploit virtuose.
Et je ne m’y connais pas en musique. Je ne connaissais pas le processus d’écriture des films, le concept de Temp Music m’était plus ou moins inconnu, ou du moins si j’avais dû en entendre parler, je ne lui assignait pas de rôle. Et j’imagine que beaucoup sont dans le même cas, il doit y avoir un peu de Second Opinion Bias, on accepte immédiatement une explication alternative à une conception peut-être encore plus naïve de la musique de film. Comme on découvre le mécanisme (temp music) avec la vidéo, on suppute immédiatement que le sens attribué à ce mécanisme (la dégradation de la qualité de la musique dans les films industriellement produits) doit être légitimement déduit, on suppose que la personne qui a relevé que Tyler Bates (300) a copié Eliot Goldenthal (Titus), que Thor (2011) imitait Transformers RotF (2009) et que Drive Angry (2011) cambriolait Inception (2010) doit avoir une oreille qui peut scruter les hauteurs les plus insondables de la musique des sphères, et donc s’y connaître. Après tout, moi je n’avais pas remarqué ça, donc quelqu’un qui remarque ces similarités doit avoir un niveau de compréhension plus profond que le mien !
Du moins ça expliquerait les plus de 5 millions de vues sur la vidéo.
Mais il y eut des critiques, je pense surtout à celle de Dan Golding :
L’argument de Golding est légèrement différent.
Je plaisante. L’argument de Golding jette la vidéo de Zhou par la fenêtre et change le sujet.
Il commence par affirmer que le problème n’est pas récent, et en fait Star Wars l’avait également, on se souvient du cambriolage sans subtilité de Stravinsky. Mais Golding fait encore plus fort et assemble la musique d’ouverture à partir des musique de King’s Row (Kornfold 1942) et How the West Was Won (Newman 1963) une astuce qui a le mérite d’attirer l’attention. (1’22) Donc le manque d’originalité n’a pas empêché Star Wars d’être mémorable et l’a sûrement même aidé. Il mentionne que Kubrick utilisa de la musique classique pour 2001 et le cas Stravinsky sur Tatooine. Et même la critique d’Adorno, sans qui une discussion péteuse sur la musique ne serait apparemment pas complète. Et l’exemple de James Horner qui recycle toujours ses thèmes. Autrement dit : il remet ça en perspective et affirme que ce serat ridicule de dire que c’est propre à Marvel ou récent.
Son premier diagnostique (5’40) c’est que les influences se sont réduites. Star Wars piochait dans des registres divers, films et musique classique, mais les blockbusters plus récents se piquent les uns les autres.
Puis il affirme ensuite que le vrai problème (6’17) c’est la musique par ordinateur, promue par Hans Zimmer, où
- On privilégie certains sons parce qu’ils sont mieux simulés par l’ordinateur (9’45) d’où « vingt ans de percussions » Deuxième tour de Golding, il produit une « musique de film lambda » en quelques minutes sur son ordi. (à 8’37 je reviens là-dessus dans un instant)
- On édite chaque note séparément, ce qui produit des musiques pleines d’une infinité de texture, mais où la mélodie chantable disparaît. (10’33)
J’admire la grâce de Tony Zhou, qui promeut sans amertume une vidéo qui dit que sa critique centrale est infondée ou du moins qu’elle ne suffit pas à expliquer la fadeur de la musique Marvel.
Mais nous voilà donc fixés, c’est de la faute de Hans Zimmer, qui a lui tout seul a tué la mélodie en musique de film en promeuvant des techniques qui empêchent de faire des musiques mémorables.
…Si on omet bien sûr que c’est à lui qu’on doit la franchise à la musique la plus mémorable de récente mémoire, Pirates des Caraïbes, un peu plus neuve que Star Wars, et dont Golding utilise des clips. Et comme l’a pointé une autre vidéo, Pirates reprenait une musique de Zimmer faite pour Gladiator, autrement dit, c’était de la temp music, les coupables de Zhou et Golding n’empêchant donc pas cette mélodie de marquer — même si Durand dépeignait leur analyse de façon un peu puérile, disant qu’ils détestaient (« hated on« ) la temp music ou la musique informatique, alors qu’ils ne faisaient que les supposer comme facteurs explicatifs.
Mais je me rappelle effectivement du côté marquant de Zimmer dans d’autres films. Quand j’ai vu Interstellar d’avoir été transporté par la gradation des tic-tacs et qu’ils portaient les scènes les plus intenses avec brio, je me souviens de celle de l’accostage même si hors contexte elle n’est certainement pas impressionnante. Est-ce que j’arriverais à le chantonner, à éructer un tatatatin tsoin pouet qui suit suffisamment les contours de la bande-son ? Peut-être pas avec succès. Mais est-ce que la musique de film — et la musique en général — devrait se limiter aux mélodies qu’un incapable tel que moi peut produire avec le cube de chair qui lui sert de trompette vocale ? Sûrement pas. Ce serait fermer plein d’avenues riches de possibilité.
Bien sûr, Dan Golding reconnaît des qualités au travail de Hans Zimmer, et je dirais qu’une lecture charitable de sa vidéo ne le dépeint pas comme un coupable malfaisant mais comme l’exemple le plus emblématique d’une tendance qui a essaimé dans la musique de film, et qui expliquerait qu’on délaisse les mélodies — ce qui n’est pas forcément une mauvaise chose, on se contente de décrire un phénomène et peut-être de supputer que tout le monde ne se débrouille pas aussi bien que Zimmer.
Il est même assez d’accord avec moi : « A great score like Interstellar, probably Zimmer’s best » (3’23) dit-il dans un autre video essay où il parle de la riche texture des musiques de Zimmer, et des possibilités ouvertes par sa technique. Apparemment quand il n’implique pas qu’Hans Zimmer est responsable d’un changement technologique à grande échelle et probablement inévitable, il semble capable de tout à fait apprécier sa musique.
(la fin de la vidéo youtube a été charcutée pour cause de droits d’auteur)
Une réponse simple à la question initiale, comme le dit Liliana Pereira c’est que James Bond, Star Wars et Harry Potter répètent leurs thèmes, et les utilisent à répétition dans leur marketing (aussi mentionné dans la réponse de JulienCFDurand), cette association étant prolongée par les multiples pastiches et références que traînent ces monuments de pop culture.
C’est la répétition et l’association de la musique à certaines choses qui précisément les imprime dans nos mémoires, et même si Marvel a des musiques mémorables, comme le flonflon du thème des Avengers, ils ne l’utilisent pas tant dans leur marketing. Enfin, le récent trailer pour Infinity War en faisait bon usage, et Guardians of the Galaxy a un rapport particulier à sa soundtrack mais ils pourraient tirer un peu plus sur la corde pavlovienne. Et comme le pointe un commentateur, il n’y a pas un seul thème commun à tous les films Marvel, un argument que JulienCFDurand considère central et plus important que tout ce qui a été discuté par Zhou et Golding, puisqu’à nouveau ça limite les possibilités de répétition.
Je voudrais conclure sur une autre vidéo où Eric Taxxon passe en revue le jeu Undertale (2014) de Toby Fox. À la fin (55’14) il affirme l’opinion relativement edgy qu’il n’aime pas la soundtrack d’Undertale.
D’abord (enfin pas vraiment d’abord puisque j’aborde ses arguments en sens inverse puisque ça marche mieux pour cet article) en plus de la répétitivité générale, il considère que les gens s’extasient irrationnellement sur la répétition de Leitmotivs (59’25) alors qu’ils ne font pas forcément sens thématiquement ou bien sont insérés au chausse-pied et ruinent la progression qu’on attendrait de la musique. (58′) Il pointe que la tendance humaine à apprécier les similarités conduit des gens à se féliciter parmi parce qu’ils ont remarqué des thèmes musicaux mis exprès là pour qu’on les remarque.
Aussi, il déteste la chiptune (« robot fart noises » 55’49). Il veut bien Boards of Canada, qui font un effort pour produire la musique synthétique expérimentale de valeur, mais lui produit une chiptune en moins d’une heure pour vider le genre entier de sa valeur (56’55) ce qui je suppose veut nous convaincre que la musique produite rapidement tend à être mauvaise, ou que la chiptune est toujours produite rapidement ? Qui sait.
C’est assez proche de ce qu’on avait vu chez Golding, où on racommode le thème de Star Wars et on crée une musique de film d’appoint comme pour déballer que finalement ça n’a pas de valeur. Ce sont des tours, qui peuvent surprendre, et à mon avis désarçonner ceux qui seraient incapable de faire de même, et qui amènent les gens à accepter disproportionnellement les arguments présentés à côté.
Et je pense que Zhou débusquant les doublons de musique à travers les blockbusters remplit le même genre de fonction, on est censés être épaté par la similarité mise au jour, et donc la trouver significative : c’est pour ça que la musique est nulle, parce qu’elle a été copiée. Et je suis d’accord avec Golding, c’est une distraction du problème plus large — même si lui-même déraille sur Zimmer et l’ordinateur.
Je ne pense pas que c’est crucial de déterminer quel est l’atome de malfaisance qui empêche la musique des films très tièdes de Marvel d’être des chefs d’œuvre, mais je trouve désagréable de me faire arnaquer par des gens qui connaissent mieux les artifices du métier que moi et s’en servent pour illustrer et soutenir un argument qui n’est pas vraiment lié à l’artifice en question.
Comme ça confirme mes préjugés sur les standards évanescents de la musique, je croirais bien que c’est propre à cette discipline et la subjectivité qui va avec : on ne sait tellement pas comment classer l’infinité des sons possibles qu’on se retrouve à pointer des similarités en grognant. mais je pense qu’on trouverait la même chose pour d’autres formes d’art, et en fait pour pratiquement tout argument.
Je croyais me rappeler d’un article de Scott sur le Second Opinion Bias (mais je ne le retrouve pas donc je l’ai peut-être imaginé) : les gens rejettent une opinion qu’ils n’ont pas examinée auparavant dès que quelqu’un leur en apporte un autre — même si elle est très biaisée. Par exemple, un chrétien qui n’a jamais examiné les origines de Noël et croit que l’anniversaire de Jésus est indiqué dans la Bible, risque d’être convaincu quand on lui dit que ça remplace le culte préhistorique du solstice, un dieu celte ou le culte de Mithra, même si le solstice semble devenir important que tardivement, que les celtes n’ont probablement rien à y faire et qu’aucune preuve ne lie Mithra au 25 décembre. Il faudrait regarder d’autres dieux solaires romains pour avoir une piste, et là encore, rien ne prouve que cette fête là est plus vieille que Noël, puisqu’elles apparaissent dans la même source.
Mais cela demande un certain temps à vérifier, donc en l’absence de recherche, on risque de croire ce qui nous est dit simplement parce que la personne qui présente l’info a l’air d’y avoir pensé plus que nous. D’où un grand succès des « origines païennes » et autres « cultes de la fertilité du solstice de la végétation de la terre ».
Je me demande si des gens sont convaincus par nos vidéos indépendamment de nos arguments, se disent juste « oh, ils ont l’air de réussir à jongler avec des arguments, je vais juste reprendre leur conclusion et la répéter ».
Probablement.
Mais j’essaie d’éviter les astuces et autres « je t’ai eu » où on tire le tapis sous le pieds du public. Ça m’a l’air un peu malhonnête. Je pourrais très facilement faire une vidéo « prouvant » que c’est les païens qui ont piqué le solstice aux chrétiens, qui désarçonnerait certainement des gens peu familiers avec les sources, et serait sans doute intéressant, mais je préfère que les gens ne soient pas tant convaincus par nos longues dissertations tant qu’ils réalisent ce qu’on est en train de faire. Je trouve l’automatisme des « origines païennes » encombrant, mais escamoter le débat par la ruse ne le résout pas vraiment.
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