Deuil, Douance et Déviance

(j’ai laissé « déviance » pour l’assonance mais ça cadre pas vraiment)

Il y a quelques années nous fêtions l’anniversaire de quelqu’un dans un bar, et je m’étais retrouvé à discuter à une table de gens que je ne connaissais pas bien. Une personne nous parle de son travail dans le secteur scolaire et d’une formation récente suivie sur le sujet des enfants surdoués – Pardon, s’interrompit-elle en roulant des yeux, des enfants-à-haut-potentiel.

– C’est quoi ?, demande quelqu’un

– C’est des enfants qui  peuvent très bien réussir leur scolarité ou alors la rater complètement… Comme tout le monde, quoi !

Hah, cette catégorie est vraiment ridicule, rigole-t-on ! Comme j’étais étiquetté Enfant à Haut Potentiel (HP) plus jeune, j’allais réagir aux ricanements, inquiété par ce mépris professoral. Mais quelqu’un arriva et la conversation s’interrompit pour qu’on le salue un par un.

Alors que je pondérais le nombre de bises ou la poignée de main appropriée en attendant mon tour, je me demandais : est-ce que c’était faux ?

I

J’ai récemment discuté des enfants à Haut Potentiel (HP), Haut Quotient Intellectuel (HQI) ou quelle que soit la terminologie qui entoure aujourd’hui ceux que jadis on aurait dit surdoués.

Bien sûr, je ne veux pas dire que ce vocabulaire est insensé ou indifférent, au contraire, le choix de ces mots et la prolifération de leur variété recouvre des réalités — et des manières de les aborder — différentes.

Aussi je voulais peut-être parler de ces modèles et de comment on pouvait défendre l’utilité d’un modèle malgré qu’il soit simpliste.

Lorsque j’ai découvert Scrubs (je promets que c’est lié au sujet) c’était ce fameux épisode où on découvrait qu’un personnage était en fait le patient mort au court de l’épisode, et que sa présence était due, tout ou partiellement, aux hallucinations d’un autre personnage. (My Screw Up, 3×14)

Même si ça m’avait introduit à la comédie aigre-douce de Scrubs et la forte présence d’un drame médical sérieux dans celle-ci, ça me donnera une fausse impression de la série, imaginant que tous les épisodes étaient aussi durs. Deux saisons plus tard (My Five Stages, 5×13) alors qu’une de leurs patientes allait mourir, on voyait un psychiatre, le docteur Hedrick, insister que JD et Cox étaient en train de suivre les cinq étapes du deuil :

  • Denial (Déni)
  • Anger (Colère)
  • Bargaining (Marchandage)
  • Depression (Dépression)
  • Acceptance (Acceptation)

C’était mon introduction aux fameuses Five Stages of Grief, et je trouvais déjà étrange qu’on brandisse un schéma universel et déterministe à une expérience aussi difficile et variée que le deuil. Et en effet, il a été plusieurs fois pointé que ce modèle n’était pas fondé sur des données empiriques extensives. Les cinq étapes, ou Kübler-Ross model, ont en fait été listées et décrites par la psychiatre Suisse Elisabeth Kübler-Ross dans son livre de 1969, On Death and Dying, écrit après son travail auprès de patients en phase terminale. Le schéma s’adapte peut-être à des patients qui savent qu’ils vont mourir prochainement dans un environnement médical qui le leur fait savoir régulièrement, et par extension, à l’expérience de JD et Cox dans cet épisode de Scrubs. Mais c’est déjà largement différent du deuil qui suivrait la perte inattendue d’un être cher, et ça n’est certainement pas analogue à toutes les expériences de deuil à travers le monde entier. (Cf. Perring, Christian. « PHI350: The Stages in the Dying Process »)

Elle même reconnut plus tard dans sa vie, que ces étapes ne se produisaient pas forcément et pas forcément dans cet ordre :

Kübler-Ross noted later in life that the stages are not a linear and predictable progression and that she regretted writing them in a way that was misunderstood. (Wikipedia citant Kübler-Ross, Elisabeth; Kessler, David (June 5, 2007). « On Grief and Grieving: Finding the Meaning of Grief Through the Five Stages of Loss ».)

Mais on pourra à bon droit douter de l’utilité de cette autocritique quand elle survient après des décennies à diffuser la théorie des Five Stages dans des centaines de conférences à travers le monde, devant des centaines de milliers de professionnels de la santé, au point que ça devienne un modèle universellement accepté, sans ce Post-Scriptum prudent, et même appliqué à la gestion psychologique des abandons et pertes en tout genre.

Un autre problème c’est qu’il est parfois utilisé de façon prescriptive et non descriptive, autrement dit, au lieu de dire que ce sont les cinq étapes universelles du deuil que vous allez traverser de toute façon, on vous dit que vous devez passer par ces étapes pour surmonter votre deuil et que si vous ne le faîtes pas vous n’arriverez jamais à l’acceptation. Ce qui risque de faire encore plus de dégâts. En outre, comme le montre le discours du docteur Hedrick dans Scrubs, en pratique et dans l’imaginaire populaire, description et prescription ne sont pas réellement séparées.

 II

Malgré ça je pense qu’on peut défendre le modèle de Kübler-Ross pour la même raison que son succès initial : il remplaçait un modèle du deuil encore plus naïf.

Supposons un modèle Lays-Bobet du deuil :

Face à la mort, les gens sont très tristes puis ils sont moins tristes, de temps en temps ils sont un peu plus tristes, mais leur tristesse tend à décroître au fil du temps.

Ca pourrait s’illustrer avec le schéma suivant :

lays-bobet

Forcément si tout ce que vous considérez dans le deuil c’est une quantité de tristesse décroissante au fil du temps dont les sursauts sont finalement négligeables, vous n’allez pas anticiper les allers et retours entre différentes émotions violentes des patients, les espoirs irrationnels qu’ils entretiennent, leur immaturité apparente. Pire, dans un contexte médical vous risquez de pathologiser ces comportements alors qu’il s’agit de réactions pour le moins naturelles et répandues face à ce genre de tragédies. Figurez-vous que mon patient ne veut pas accepter qu’il va mourir, diantre. Au mieux vous y voyez de l’immaturité, au pire vous allez lui diagnostiquer un trouble psychique supplémentaire.

Le modèle Kübler-Ross est loin d’être solidement établi, empirique ou constamment vérifié, mais il vous équipe mieux pour réagir à des patients et proches endeuillés en vous faisant anticiper une panoplie de réactions plus élaborées que la conception naïve et commune du deuil, d’où j’imagine son succès.

Pour parler vite : c’est mieux que rien.

 

III

On peut donc justifier un modèle naïf s’il n’y avait pas de modèle du tout au préalable ou s’il remplace un modèle encore plus naïf.

Scott Alexander a fait le même genre d’arguments pour le MBTI : oui, c’est infondé ; oui c’est jungien ; oui il y a des modèles plus précis. Mais c’est un modèle qui est facile à prendre en main et qui vous fournit des inférences utiles sur divers types de personnalités. C’est une classification qui a un pouvoir classificatoire effectif, même si elle a une part d’arbitraire.

Cependant, on imagine bien que des modèles simplistes peuvent se légitimer en disant « c’est soit moi, soit le néant », qu’ils sont la seule alternative à un chaos encore plus réducteur. Il faut donc prouver que c’est effectivement mieux que rien, et l’absence de meilleures alternatives.

Sur le plan des surdoués/HQI/HP/Zèbres, divers problèmes émergent.

(Je tiens à dire que je ne suis pas sûr de m’adresser aux gens étiquetés HQI dans ce qui suit)

D’abord, sous prétexte que « c’est mieux que rien », des classifications fumeuses et ésotériques peuvent proliférer. D’accord effectivement, jeter votre enfant surdoué/autiste/hyperactif en pâture à une secte d’adorateurs d’ovnis qui vous dira que leur aura indigo aux chakras vibratoires supérieurs démontrent qu’il fait partie d’une élite prophétique désignée par une force extraterrestre en orbite de Jupiter ; et qu’il ne faut pas le réprimander parce que ses instincts égoïstes et indisciplinés ne font que refléter la nature de cette Race de Seigneurs. D’accord c’est peut-être des cinglés dangereux et nuisibles, mais quelle alternative est-ce que vous avez ? Le laisser aux griffes de la médecine occidentale pour qu’on le bourre de Ritaline ?

 

Ensuite j’ai l’impression qu’il y a une gradation de modèles qui émergent les uns les autres.

Niveau 0  : l’intelligence est directement corrélée à la réussite scolaire. Les idiots échouent, les génies excellent, les moyens vivotent. Les surdoués seraient ceux qui ont des capacités exceptionnelles qu’on pourrait mesurer par exemple à travers un QI. Les Haut QI sont donc, logiquement, de très bons élèves, et si vous êtes en échec scolaire vous ne pouvez pas être HQI.

Niveau 1 : On remarque des enfants très doués par certains côtés mais pas par d’autres. Soit ils s’ennuient en cours, soit ils ont des problèmes relationnels, soit ils se désintéressent très vite, etc. On réalise que le QI ne fait pas tout et que ces surdoués/HQI sont en fait très souvent très mauvais à l’école, et qu’en fait la réussite est pour eux atypique si on ne leur fournit pas le bon environnement. On choisit de parler plutôt d’Enfants à Haut Potentiel, pour marquer que leurs habiletés sont en germe et non certaines.

Niveau 2 : Attendez, une seconde, peut-être qu’il est légèrement malsain de dire à des enfants qu’ils sont des génies ou peuvent devenir des génies.  Les Enfants Indigos mentionnés plus haut c’est du gloubi-boulga New Age proliférant chez des parents hippies angoissés qui feraient tout pour ne pas confier leur progéniture au circuit médico-psychologique traditionnel. Mais ce délire est-il si différent du discours commun sur les Enfants Qui Auraient Un Haut Potentiel (Qui Dans Les Bonnes Circonstances Pourrait Se Développer) ? Bien sûr on ne leur dit pas qu’ils pourraient apprendre à léviter ou entrer en contact avec des entités cosmiques supérieures mais on leur dit bien : tu pourrais être un génie, tu pourrais être le prochain Mozart ou Einstein, tu pourrais rejoindre ce panthéon de fondateurs et de pionniers, tu pourrais sauver l’humanité entière… Et pourtant ta scolarité se passe mal. On leur dit effectivement que les problèmes interpersonnels qu’ils rencontrent, leur impatience et d’autres qualités négatives sont une conséquence de leurs capacités cognitives exceptionnelles. Diverses images malsaines se superposent  : le philosophe perdu dans les étoiles, le génie excentrique torturé par son talent et incompris par la plèbe, les « autistes intelligents » et leurs prouesses… Je trouve d’ailleurs particulièrement cruel d’appeler un enfant Haut Potentiel, quand les marques de ce qu’on nomme potentiel sont précisément les qualités antisociales et émotions négatives qui empêchent ce « potentiel » de se manifester. 

Pour éviter ça, et la pression qui va avec, plutôt que de leur dire qu’ils sont plus intelligents ou meilleurs, on va dire qu’ils ont un fonctionnement cognitif différent ni meilleur ni moins bon. C’est l’idée de la classification « Zèbre » notamment : faire un pas de côté avec une catégorie apparemment triviale et exotique pour sortir de ces hiérarchies. (on trouve bien sûr des gens pour nous dire que zébritude et douance n’ont rien à voir)

Il est peut-être naïf de penser qu’on échappe à la hiérarchisation si facilement, surtout quand tous les modèles se côtoient : les catégories surdoués/HQI/HP/Zèbre sont pratiquement interchangeables, dans les discours et dans la pratique, et comme le montre mon introduction, ce n’est pas un séminaire de deux jours imposés aux professeurs qui va altérer l’inertie de ces représentations.

Mais qu’en est-il du niveau 3 ?

À ce stade, les catégories qui ont remplacé « surdoués » telles que HQI ou HP ne servent pas à désigner des élèves qui excellent à l’école, mais plutôt ceux qui ont quelques facilités (par exemple une bonne mémoire et de bonnes aptitudes en maths) et de gros problèmes. Quand j’étais au collège un de mes profs dit de moi que j’étais un surdoué atypique, parce que je réussissais plutôt bien. Non loin de moi, qui avait sauté une classe, un de mes meilleurs amis avait aussi des traits HQI/etc. mais au contraire avait redoublé une classe, avait de nombreux soucis disciplinaires, se battait régulièrement, finira sa scolarité à domicile, et passera par la prison après quelques délits violents. Ce serait un exemple de « doué » typique, et je serais l’atypique : celui qui réussit. Mais je crois qu’il y en a qui réussissent encore mieux, suffisamment bien pour échapper au radar et se fondre dans la masse.

Une anecdote qui me revient c’est qu’une des filles dans ma classe, toujours au collège, faisait quasiment toujours la note maximale, quelle que soit la branche. Quelle que soit la quantité de travail qu’elle mettait derrière on devinait une facilité certaine, elle même disant n’y pas consacrer longtemps. Le résultat final du Collège étaient les moyennes annuelles, pondérées par les examens, à hauteur d’un tiers je crois. Les abordant avec des moyennes pratiquement parfaites (que des 6 peut-être un 5 et un 5.5) elle ne risquait rien et ne se donna pas trop de peine, je croirais même volontiers qu’elle les sabota un peu pour finir avec des notes moins parfaites — elle n’aimait pas l’attention. Ou alors, comme elle le disait elle-même : elle avait une bonne mémoire, mais limitée. Elle apprenait pour le test, passait le test, puis oubliait. Plus difficile à mettre en œuvre pour des examens qui récapitulent toute la scolarité obligatoire.

Je ne connais pas son parcours. Peut-être que de tels diagnostiques HQI lui ont aussi échu plus tôt, mais si le discours professoral la concernant montrait bien l’excellence qu’on attendait d’elle, elle était plutôt décrite comme une bosseuse que quelqu’un aux aptitudes exceptionnelles, ce que pourtant je crois elle était. Elle était propre sur elle, civile, courtoise, écrivait bien, elle n’avait pas les marques d’excentricité qui auraient fait d’elles un bon réceptacle du rôle de prodige de la classe — pour mon cas le fait d’être un merdeux sarcastique.Ainsi, je subodore que quand un Enfant à Haut Potentiel est à la hauteur supposée dudit potentiel (l’excellence) il n’est pas repéré et désigné comme Enfant à Haut Potentiel : c’est juste un bon élève. HP devient l’étiquette des comportements antisociaux qui préviendraient ce potentiel de se réaliser, plus que du potentiel lui-même. C’est un marqueur des enfants à problèmes dont on imagine qu’ils pourraient néanmoins faire quelque chose du reste de leurs capacités. Ce qui pose la question : est-ce que ces qualités négatives et positives sont réellement liées ?

Ou pour parler autrement : est-ce que c’est vraiment bénéfique de séparer les « enfants à problèmes » entre ceux qui ont le « potentiel » de devenir des génies et les autres qui seraient des cancres promis à un avenir médiocre quoi qu’il arrive ?

Objectivement, quand on parle de fonctionnement cognitif différent plutôt que meilleur, on réalise que dans ces catégories englobantes qui incluent aussi des traits autistiques, des déficits de l’attention, il y a un grand nombre d’enfants qui peinent à remplir les objectifs qui leur sont assignés par l’école, qu’ils soient EHP ou pas, et ils méritent un cadre adapté à leurs besoins. Le fait qu’ils aient des facilités par ailleurs peut aiguiller la pédagogie qui leur sera le plus bénéfique, mais il me paraît inconscient de penser que seuls les EHP souffrent du manque de souplesse du cadre scolaire. Certains stigmates leurs sont propres, notamment la pression pour réussir, la mise à l’épreuve permanente, mais ils ne sont pas complètement indépendants des modèles pédagogiques qui leur sont destiné, c’est-à-dire qu’une bonne part de ces problèmes vient qu’ils ont été étiquettés HQI/HP/etc. et de la réaction du corps professoral à ces étiquettes.

Mais au-delà de ces problèmes créés par l’école (que ce soit par les impératifs exigés ou les étiquettes accolées) ceux qui ont coutume d’écrire sur la Douance nous disent régulièrement que les HQI/HP/etc. ont réellement des traits psychiques communs, un fonctionnement mental propre. Ils pensent trop vite, ou pas comme il faut, et ces spécificités les mettent à part des autres. Ils ne sont pas seulement ségrégués par l’école, et ils ne s’isolent pas d’eux-mêmes, leurs spécificités cognitives les mettraient quasi-naturellement à part : ils seraient plus sensibles, plus anxieux, plus seuls. Mais je me demande sincèrement : est-ce que les catégories HQI/EHP recouvrent réellement une réalité qui unit le potentiel et les défauts qui empêchent sa réalisation dans le cadre scolaire standard ? Ou bien le potentiel et les défauts peuvent-ils exister séparément ? Si les « bons élèves » ont le potentiel sans les défauts, qu’en est-il des enfants qui ont ces défauts sans le « potentiel » ?

Même si on en trouve pour dire que les HQI/HP/etc. seraient particulièrement empathes, je lis régulièrement qu’ils auraient des problèmes d’empathie. C’est donc relativement attendu de les voir nous décrire leurs problèmes comme des troubles incommensurables aux expériences des autres mortels — ils ne sont de loin pas les seuls à manquer de compassion ou de charité. C’est toujours plus facile quand c’est la vie de quelqu’un d’autre, n’est-ce pas ? À en lire certains nous parler des anxiétés et douleurs spécifiques aux HQI/HP/etc. on croirait parfois lire en creux « heureux les pauvres en esprit » (Matthieu 5.3), les Bas QI, les Bas Potentiels, les Pas-Zèbres, toutes ces petites gens ne se rendent pas compte de la chance qu’ils ont d’avoir un esprit simple et commun, loin de nos tourments inédits. Est-ce une fausse impression ou est-ce sincère ? Est-ce qu’ils croient vraiment que leur malheur n’a rien de commun avec ce qui peut affliger des élèves moyens ? Comme si la dépression et l’anxiété étaient hors de portée de ces intellects moindres, comme si le sommeil ne quittait jamais les dyslexiques destinés à devenir cheminot ou coiffeuse, comme si les surdoués étaient les seuls assez malins pour avoir songé au suicide.

Il y a des fardeaux spécifiques aux HQI mais, excusez-moi, pour en avoir porté ma part, je ne crois pas qu’ils soient plus lourds ou même différents de ceux qui peuvent échoir aux Idiots-à-Bas-Potentiel-sans-avenir. Plutôt que de parler d’oppression propre aux HQI, je pense qu’un peu de solidarité serait à l’ordre du jour. Je n’aime pas trop la catégorie « neuroatypique » : on peut difficilement arguer que tous les troubles psychiques ont des traits communs, de l’autisme à la schizophrénie en passant par l’agoraphobie. Mais les gens touchés par ceux-ci rencontrent des obstacles similaires, notamment dans les institutions médicales et psychiatriques. Parler « neuroatypie » permet de combattre ces obstacles indépendamment des spécificités individuelles incommensurables. Je ne suis pas convaincu qu’il faille dissoudre les zébreux dans la neurodiversité, et s’ils souhaitent théoriser longuement en quoi leurs rayures les mettent à part du reste de la savane qu’ils le fassent, mais je pense qu’on gagnerai à terme à voir ça de manière plus transversale.

gauss HQI

Certains HQI aiment vraiment beaucoup la courbe de Gauss montrant la répartition des intellects humains : une faible proportion de très bas QI, beaucoup de QI moyens, puis une petite proportion de HQI, perdus dans la solitude de leur intellect. Si on est assez désespérés pour admettre l’utilité de cette représentation, malgré les horreurs qu’on veut faire dire à ces courbes, peut-être qu’il faudrait tenter de voir si les deux extrémités de la courbe n’ont pas, finalement, des expériences similaires ?

Non, bien sûr que non, comment peut-on espérer une fraternité d’esprit au sein de gens distingués si nettement par la Courbe de Gauss du QI ? On va plutôt créer une distinction supplémentaire au sein des HQI en mettant à part les Très Hauts QI (THQI) qui seraient aussi différents des HQI que les HQI le seraient du commun des mortels. Je suppose que c’est sain. (Surtout quand on en voit d’autres dire que les membes de cette élite intellectuelle seraient honteusement exclus de leur place de leaders naturels de la société. ce discours là ne ressemble pas à une caricature de fascisme dans le pire roman dystopique du monde, c’est très sain)

Dans l’introduction je citais ce compagnon de beuverie fortuit qui dit que les EHP :

C’est des enfants qui peuvent très bien réussir leur scolarité ou alors la rater complètement… Comme tout le monde, quoi !

C’est un truisme bien sûr, et ça ne suffit pas à fonder une pédagogie. Et comme il est à la mode pour certains idéologues de se prétendre libérés de l’idéologie, de nombreux pédagogues se voudraient libérés de la pédagogie, répandant le bon sens au-delà des modes et des courants qui jouent avec le cerveau de vos enfants. Et j’en ai certainement l’air ici, balayant tout d’un revers de main. Mais ce n’est pas ce que je veux dire. L’école a diverses fonctions. Inculquer certains rudiments nécessaires à la vie en société, une certaine conscience civique, préparer à l’entrée dans la vie professionnelle. Il est illusoire de penser remplir ces objectifs sans blesser grandement une fraction des élèves. Sans se draper d’illusions sur une école idéale et inexistante, il est positivement bon de limiter les dégâts faits aux élèves les plus sensibles. Les catégories HQI/EHP/etc. sont un outil parmi d’autres dans ce but pour appréhender des profils particuliers. Je ne pense pas qu’ils ont besoin de faire montre d’une parfaite harmonie logique et empirique pour être utiles.

MyersBriggsTypes

Ça me fait penser, à nouveau, à ce que disait Scott Alexander à propos du MBTI : le MBTI c’est drôlement naze, théoriquement, mais en pratique c’est drôlement utile. Il le compare à ce titre par exemple à la différence qu’il y a entre donner la latitude et la longitude où vit quelqu’un et le fait de donner le nom de son pays de résidence. Même si la première information est plus précise et scientifique, on peut faire plus d’inférences linguistiques et culturelles à parti de la deuxième, elle a un pouvoir prédicteur plus pratique.

On retrouve des discours assez similaires quant à certains résultats MBTI : tu est INTJ, comme moi ? Bon sang, toi seul peut comprendre les problèmes que je rencontre avec mon fonctionnement mental si particulier. La grosse différence étant que le MBTI est exhaustif. Il est constitué de quatre dichotomies, donc tout le monde tombe d’un côté ou de l’autre de ces quatre axes et est donc classé dans une des seize familles. On peut vraiment prétendre qu’on identifie des préférences cognitives ou sensibles différentes et non intrinsèquement supérieures ou inférieures. On peut vraiment supposer qu’on repère une diversité réelle, indépendamment du contexte où on l’observe. Les gens peuvent prendre une fierté indue dans leur type, mais aucun des 16 types n’a été mis à part du reste de l’humanité, il y a des continuums qui se croisent.

Au contraire, si la récurrence des profils de Hauts Potentiels laisse songer qu’on a repéré quelque chose du même ordre, il s’agit d’une classe d’individus mis à part pour de plus ou moins bonnes raisons, et mis à part, j’ai l’impression, de gens qui affrontent les mêmes problèmes sans qu’on les promette aux mêmes succès.

Pour tout cela, cette classification me semble inséparable du cadre scolaire moderne, même si la réalité qu’elle décrit existe indépendamment dans une certaine mesure. Mais comme le modèle Kübler-Ross, si cela permet de remplacer un modèle linéaire de l’intelligence, anticiper une variété plus grandes de comportements et proposer des parcours plus individuels, tant mieux.

 

IV

Pour distraire de toutes les bêtises mal informées que je dis sur les Haut Potentiels, parlons un peu des genres non-binaires, histoire de noyer ça dans une tornade de polémique supplémentaire.

 

Certains modèles sont donc là pour être « mieux que rien » et sont donc destinés à être détruits quand des temps meilleures seront avenus. Concernant la défense des LGBT, on a pu voir par exemple le paradigme du « born this way« / »né comme ça » : les homos ne choisissent pas leur orientation sexuelle, ils sont nés comme ça, c’est quelque chose d’inné sur lequel la société ne peut rien. Donc cela ne sert à rien de les torturer pour qu’ils soient moins homos.

De la même manière le narratif « né dans le mauvais corps »/ »born in the wrong body » : les personnes trans auraient un problème de corps, leur cerveau n’y serait pas adapté ou que sais-je, d’où leur dysphorie et le processus de transition. (d’ailleurs plus bas Bill Nye le citera comme un modèle dépassé)

female brain

Ces deux narratifs postulent le fait d’être LGBT comme quelque chose d’inné avec lequel on naîtrait, ça omet qu’il est possible que ces traits se développent au fil du temps, soient acquis, l’influence de la société, l’importance des rôles adoptés dans la construction de ces identités. C’est finalement très réducteur.

Mais ces discours ont émergé à un moment où une plus grande subtilité était impossible. Ils avaient pour simple but de légitimer la simple existence des gens LGBT, de dire qu’ils avaient le droit de vivre, qu’ils ne peuvent rien à leur état et ne devraient pas être persecutés pour cela. Bien sûr on pourrait dire que tu as le droit d’être LGBT même si tu n’est pas « né comme ça », c’est très réducteur, mais encore une fois ce sont des arguments voués à s’autodétruire, réfutés par des LGBT vivant de meilleurs jours.

 

Et je pense que la pléthore de discours sur « le genre est un spectre » / « gender is a spectrum » va dans le même sens.

Nye cis guy

Le nouveau show de Bill Nye et la chaîne Contrapoints, animée par Contra, qui est genderqueer, ont récemment proposé des arguments similaires. Et il semble que la galaxie de mecs blancs qui expliquent la vie à d’autres mecs blancs, dont j’avais d’ailleurs conseillé les chaînes avant que Contra ne se désolidarise de la mecquitude, semblent pencher dans ce sens aussi.

Je comprends l’impulsion derrière. La division entre homme et femme et par extension mâle et femelle est brandie comme un mur infranchissable par ceux qui ne supportent pas l’existence de personnes LGBT, ou de genrs non-binaires. De plus en plus de faits me laissent d’ailleurs supposer que le soutien proclamé aux genres non-binaires ne sert pas tant à défendre le droit à l’existence de ceux qui s’en réclament qu’à repousser les lignes de fronts loin de la transsexualité (binaire) pour affermir ses maigres acquis : peut-être que quand les shitlords produisent 50 vidéos pour vous répondre que les non-binaires n’existent pas et ne sont pas des vrais trans, ils vont peut-être accidentellement accepter l’idée qu’il existe des vrais trans. Je ne sais pas si ça fait sens ou si mon interprétation tient debout. Il n’empêche que signaler que vous soutenez les genres non-binaires est un moyen efficace de signaler que vous soutenez tout-ce-qui-va-avec côté LGBT, d’où je crois le succès relativement rapide des identités et du discours. Aussi, une bonne portion des attaques visant les « transtrenders du non-binaire » cherchent certainement à toucher les trans « binaires » à travers.

Le Spectre du Genre est très utile dans ce contexte, puisque sa définition, la définition de tout spectre, en fait, c’est qu’il n’y a pas de frontière claire entre ses deux extrémités mais un dégradé de l’un à l’autre, où plutôt une série de dégradés, de curseurs glissant sur des axes. Je dois créditer à Contrapoints d’appeler cela « the Half-Woke View » (La vision demi-éveillée) en citant the Genderbread Person. (7’22  même si sa critique me semble discutable voir plus bas) De même, Bill Nye nous montre une série de bouliers ou des gens peuvent se situer sur différents axes. Et exactement comme Contrapoints, Bill Nye commençait sa démonstration par dire que les chromosomes sexuels X et Y pouvaient se combiner de différentes façons que XX pour les femmes et XY pour les hommes, de nombreuses possibilités peuvent se présenter, certaines d’entre elles étant ce qu’on appelle intersexes. Contrapoints cite explicitement le Syndrome de Swyer. Ni Contrapoints ni Nye ne citent les dispositifs médicaux généralement nécessaires dans ces cas de chromosomes excédentaires, parce que ça n’aiderait pas à contrer le discours qui veut que tout écart au genre binaire assigné à la naissance soit contre-nature.

Contra Swyer

Leur introduction vise à réfuter l’idée qu’il y aurait une progression toujours linéaire et déterminée des chromosomes aux hormones, aux corps, aux genres, et que toute déviation devrait en être punie. Le Spectre du Genre, le Genderbread Person, l’invocation de l’intersexualité ne sont pas sans fautes, ils sont invoqués uniquement pour combattre une vision encore plus naïve, essentialiste et nuisible du genre. Ni Nye ni Contra ne sont les premiers à le faire, et à vrai dire je crois avoir lu quelque chose de similaire dans pratiquement toutes les introductions aux gender studies que j’ai pu croiser. Ces faits sont invoqués pour affaiblir la barrière d’airain séparant les genres et les sexes. On imagine dès lors le genre comme une série de curseurs ascendants, fondés sur les chromosomes, sur lesquels s’empilent toute une série de marqueurs biologiques, puis l’identité revendiquée, l’expression de genre et généralement on jette l’orientation sexuelle dans le paquet, pourquoi pas. Si on affaiblit la base, songe-t-on, si on montre qu’il n’y a pas de séparation fondamentale à ce degré 0, on pourra sans peine montrer le mélange qui existe à tous les niveaux, et par conséquent permettre de tolérer ceux qui vivent en travers de la frontière ou tentent de la franchir. Plus tard, dès que leur existence est mieux tolérée, on pourra élaborer des modèles plus complexes.

Nye male and female

Pour l’instant contentez vous du boulier.

 

Mais il n’y a pas de lien causal direct entre ces divers « niveaux ». Quoiqu’on brandisse perpétuellement l’intersexualité comme une sorte de grand maillet servant à détruire de l’essentialisme de genre, on ne discute que très peu des problématiques liées à l’intersexualité. Les genres non-binaires ne découlent pas de chromosomes excédentaires et les poissons clowns qui changent de sexe (mentionnés par Bill Nye) vont difficilement convaincre de la légitimité des parcours trans. On brandit des cas limites pour relativiser les limites, mais on n’a pas besoin d’invoquer les intersexes pour légitimer les parcours LGBT — surtout si c’est pour ne pas discuter les intersexes.

 

Prenez ces quelques sauts d’un niveau à l’autre, quelques omissions, beaucoup de malfaisance, et vous êtes prêt à faire votre réfutation pour bien Rekter Bill Nye au nom de la raison rationnelle raisonnante :

bill nye REKT

 

 

Et c’est une tendance plus générale d’invoquer n’importe quoi pour défendre les genres non-binaires.

Garrett répondait à quelqu’un qui invoquait le DSM-5 que ce dernier reconnaissait que la transsexualité pouvait se manifester hors de catégories masculin/féminin. Thom Avella disait que les neurosciences (?) prouvaient les genres non-binaires (??). Un léger problème c’est que le DSM est littéralement un manuel vous indiquant quels comportements il est aujourd’hui acceptable de malmener pour les ramener vers quelles normalités. Et que les neurosciences sont un feu de déchets permanent. On peut s’y réchauffer, mais je vous conseillerais de ne pas vous y tenir trop près n’y d’y attacher votre salut.

Et je comprends qu’ils sont plus malins que ça. Garrett n’est pas en train de dire « le DSM est votre ami » il pointe simplement qu’il est moins vindicatif que les shitlords ne voudraient. Je comprends qu’ils jettent tout ce qu’ils ont parce que c’est tout ce qu’ils ont.

On invoque aussi des tiers genres, des genres hors des catégories analogues à homme/femme, mis en évidence par l’anthropologie. Mais je pense que ces invocations de hijras, two-spirits, etc. ne permettent pas grand-chose de plus qu’un précédent : cela démontre que parmi les mutliples modes d’organisation humains élaborés à travers le monde, il y en a qui considèrent des genres supplémentaires. Cependant, à nouveau, ça ne coule pas de sources. Même les sociétés qui permettent d’adopter plus tard un autre genre, assignent à tout le monde un genre masculin/féminin à la naissance en fonction de l’anatomie du nouveau né (si vous connaissez des exceptions j’en veux bien). Et ces catégories de Tiers Genres ne sont pas forcément des havres de libertés, les conditions pour y accéder peuvent être très restrictives, et les rôles sociaux et fonctions attendues de ces tiers genres peuvent être codifiés à l’extrême. Ca peut servir d’inspiration ou d’analogie, mais je doute que ça reflète l’expérience de beaucoup de genderqueers.

En outre une dernière chose me fait douter de la pertinence de représenter le genre comme un spectre, qui serait un long dégradé de masculin à féminin, c’est que les genres non-binaires émanent de recoupements… Plutôt binaires. C’est peut-être encore plus explicite dans la variante genderbread qui en fait des curseurs qui glissent plus ou moins profondément le long des axes de la masculinité et féminité. Ils ne sont pas binaires au sens propre bien sûr puisqu’il sont hors de la binarité homme/femme. Mais ils procèdent néanmoins d’une combinaison assez élémentaires de ces catégories : Ni l’un ni l’autre (agenre) ou les deux (bigenre), ce qui est plutôt… Binaire ?   Ou en tout cas crée une dichotomie. Disons on a vite fait le tour des manières de combiner ces deux ensembles. On pourrait nuancer avec des catégories comme demiboy/demigirl (partiellement homme/femme) ou celles qui tentent de trancher complètement avec des catégories en apparence triviales. On se moque des gens qui s’identifient comme étant genderfay ou ananas, mais je trouve que le fait qu’ils s’identifient à n’importe quoi montre bien les apories qu’il y a à trouver un genre qui ne dépende pas des catégories masculin/féminin.

Je devrais parler plus en détail des genres non-binaires, mais j’ai peur qu’on en parle déjà trop pour dire n’importe quoi justement. Il y a de très bons arguments en faveurs des genres non-binaires, connexes au reste des problématiques LGBT. Le principal, j’imagine, est que certains parviennent, à travers ces identités, à se rendre l’existence supportable ? Ce qui est pas mal.

Mais certains des modèles qu’on écrit maintenant pour les penser sont certainement temporaires, et vous verrez certainement Bill Nye les réfuter dans une émission rigolote en 2035.

 

Rappelons-nous peut-être juste que les catégories sont faites pour l’humanité, et pas l’humanité pour les catégories.


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