Le cœur enterré

Depuis un moment, je voulais lire Bury My Heart At Wounded Knee : An Indian History of the American West de Dee Alexander Brown paru en 1970.

Pour ceux qui ne le sauraient pas, Wounded Knee (genou blessé) est le nom d’une crique, dans le territoire Oglala Lakota, actuellement dans le Dakota du Sud, dont on se rappelle principalement parce que le 29 décembre 1890 y eut lieu le massacre du même nom. Des adeptes de la Ghost Dance, un mouvement messianique, qui avait émergé du peyotisme, s’y étaient réunis. Pour résumer beaucoup une histoire passionnante, à mesure que les modes de vies natifs étaient menacés par la conquête européenne de l’Ouest américain et que leur existence culturelle même était en péril, de nombreuses figures prophétiques, apocalyptiques, se sont élevées et ont réinterprété des rituels traditionnels dans une perspective millénariste de salut absolu, tels que Jonathan Koshiway, John Rave, Ben Lancaster, Nishkû’ntu alias John Wilson le plus connu étant certainement Wowoka alias Jack Wilson (1850-1932) soutenu par Sitting Bull. Le peyotl, qui avant cela devait avoir une fonction surtout thérapeutique, se retrouvait doté de vertus spirituelles, de vecteur de révélation. Niskû’ntu disait ainsi que la Bible était destinée à l’homme blanc, mais que contrairement à eux les ils avaient le Peyotl, dont les visions permettraient de communiquer avec le Divin, et c’est pour ça que Jésus avait été envoyé au blancs, mais pas aux amérindiens. En effet, ces mouvements étaient également très syncrétiques, intégrant des éléments chrétiens à divers degrés, et avaient des relations complexes avec le Third Great Awakening (~1850-1900) évangélique et les Mormons, bien sûr, pour qui les amérindiens avaient une place particulière en tant qu’ils descendaient d’une tribu d’Israël. Et de la même manière, on prêta aux danses traditionnelles de nouvelles fonctions : si on interprète la Ghost Dance suffisamment bien, tous les blancs vont disparaître, on se retrouvera à nouveau maîtres de nos terres et les bisons reviendront peupler les plaines. Si on porte ce genre de chemises blanches, les balles des blancs ne nous atteindront pas.

 

Ghost Dance diffustion

Carte de diffusion des mouvements de Ghost Dance 1870-1890

(Gregory Ellis Smoak, Ghost Dances and Identity, 2006:117)

Cela peut sembler naïf, mais je suis d’accord avec la perspective de Sabattucci : ce genre de millénarisme est un détour rituel par lequel les acteurs historiques peuvent manifester des revendications finalement politiques : l’expulsion des blancs, la restitution de leurs terres et le rétablissement de leurs modes de vie traditionnels ; le souhait même de chemises pare-balles met en scène le désir d’échapper à la suprématie militaire coloniale.

Suivant les témoignages, la fusillade avait émergé quand Coyote Noir, un Lakota, avait refusé de rendre son arme quand les troupes américaines les désarmaient, soit qu’il soit sourd (ce qui fut soutenu par certains) soit qu’il ne comprenne pas l’anglais, soit encore qu’il voulait être dédommagé pour son fusil puisqu’il l’avait payé argent comptant. Un coup partit dans les airs quand on se saisit de lui, ce qui suffit comme prétexte à déclencher la fusillade. Un motif trivial, étant données les tensions préalables et les méthodes américaines qui n’auraient probablement pas débouché sur une issue non-violente.

Après le massacre, un blizzard s’était saisi de la région et avait empêché de récupérer les corps, ce qui aboutissait au tableau sinistre d’un grand nombre de morts gelés parsemés dans le paysage, tels que Spotted Elk alis Bigfoot [cadavre] et comme le montrent d’autres photos de l’après-coup. Les victimes incluraient ~300 natifs, parmi lesquels 90 hommes et 200 femmes et enfants. (et 25 soldats américains, beaucoup victimes de friendly fire)

 

 

Wounded Knee est donc un nom sinistre. Et je trouvait ce titre, profondément puissant : Bury My Heart At Wounded Knee.

Il vient en fait d’un poème de Stephen Vincen Benét (1898-1943) utilisé par Brown comme incipit de son livre, qui a un message bien différent. Dedans, le poète d’origine minorcaise crie son amour des toponymes américains, la poésie bien pittoresque des noms de lieux américains :

I have fallen in love with American names,
The sharp names that never get fat,
The snakeskin-titles of mining-claims,
The plumed war-bonnet of Medicine Hat,
Tucson and Deadwood and Lost Mule Flat.

Seine and Piave are silver spoons,
But the spoonbowl-metal is thin and worn,
There are English counties like hunting-tunes
Played on the keys of a postboy’s horn,
But I will remember where I was born.

I will remember Carquinez Straits,
Little French Lick and Lundy’s Lane,
The Yankee ships and the Yankee dates
And the bullet-towns of Calamity Jane.
I will remember Skunktown Plain.

I will fall in love with a Salem tree
And a rawhide quirt from Santa Cruz,
I will get me a bottle of Boston sea
And a blue-gum man to sing me blues.
I am tired of loving a foreign muse.

Rue des Martyrs and Bleeding-Heart-Yard,
Senlis, Pisa, and Blindman’s Oast,
It is a magic ghost you guard
But I am sick for a newer ghost,
Harrisburg, Spartanburg, Painted Post.

Henry and John were never so
And Henry and John were always right?
Granted, but when it was time to go
And the tea and the laurels had stood all night,
Did they never watch for Nantucket Light?

I shall not rest quiet in Montparnasse.
I shall not lie easy at Winchelsea.
You may bury my body in Sussex grass,
You may bury my tongue at Champmedy.
I shall not be there. I shall rise and pass.
Bury my heart at Wounded Knee.

 

Des gens qui s’y connaissent mieux que moi affirment ainsi qu’il ne songeait pas du tout au massacre de Wounded Knee, ou plutôt que ça ne l’empêchait pas le moins du monde de savourer les syllabes roulant sur sa langue, qu’il concluait sur cette beauté champêtre aussi serein que Brassens décrivant sa dernière demeure sur la plage de Sète, rien de laid ne suintait de ce nom.

La locution m’avait frappée comme un train à cause des ramifications évidentes à ce massacre, que Dee Alexander Brown donna en le plaçant en incipit, mais l’absence joyeuse de cette conscience dans le poème de Benét m’est tout aussi violente : il s’en fout. Il écrivait en 1927, 37 ans après le massacre. Les survivants et leur famille marchent et respirent sur la même terre que lui, et il s’en fout, c’est un joli nom.

 

Mais je crois qu’aujourd’hui la locution est définitivement liée au massacre, surtout depuis le nouveau Wounded Knee Incident de 1973, où des groupes amérindiens armés se saisirent de la réserve de Pine Ridge, dans une tentative de destituer le leader tribal « Dick » Wilson, accusé de fraude. Et comme disait Faulkner je crois, le passé ne meurt jamais, il n’est d’ailleurs jamais vraiment passé. Les conditions de vie au sein des réserves ne sont pas déliées de cet héritage, comme le montrent pas mal de documentaires récents tels que Oyate (2016) de Dan Girmus (je prends cet exemple récent mais il est plutôt contemplatif et beaucoup vont plus en profondeur dans les problèmes des réserves).

En 1990 Buffy Sainte-Marie, chanteuse canadienne d’ascendance Cree la reprenait ainsi pour intituler une chanson :

Bury my heart at Wounded Knee
Deep in the earth
Cover me with pretty lies
Bury my heart at Wounded Knee.


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Commentaires

3 réponses à “Le cœur enterré”

  1. Avatar de Typhon

    Un truc frappant dans la toponymie américaine, c’est qu’elle est complètement imprégnée de mots amérindiens plus ou moins déformés, et parfois passés par le français (e.g « Illinois ») ou l’espagnol.

    Même dans les régions où les peuples amérindiens ont été complètement détruits, la toponymie en garde une trace tout à fait accusatrice.

    Alors même le poète le plus inconscient du monde, dès lors qu’il se lance dans un panégyrique de la toponymie américaine, il ne peut pas s’empêcher de citer des noms comme :
    « Carquinez », d’après le peuple Karkin massacré et déporté par les Espagnols
    « Medicine Hat » traduction du mot Blackfoot « Saamis » désignant une coiffe portée par les « medicine-men »,
    « Nantucket », qui est un nom Wampanoag, etc…

    Et donc « Wounded Knee creek » traduction du Lakota « Čhaŋkpé Ópi Wakpála » qui commémore apparemment la blessure d’un guerrier à cet endroit, bien avant tout les autres incidents violents qui s’y sont déroulés ensuite.

    Ce poème, au fond, c’est la célébration d’un pays hanté.

    1. Avatar de Typhon

      Pardon c’est plutôt les Américains qui ont masacrés les indigènes de Californie dont les Karkins, lapsus.

  2. […] America intitula plus tard, logiquement, un livre de James Hunter sur cette émigration. Un peu comme Bury my heart at Wounded Knee, dont je parlais tantôt, devenu le titre d’un livre de Dee Brown sur la destruction des Natifs dans l’Ouest […]

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