Poésie littérale

Il m’est arrivé au moins deux fois de prendre une expression finalement très littérale pour une expression poétique et imaginaire. Bien sûr je croyais que cette poésie servait à transmettre un message concret, mais je passais à côté du fait que l’auteur se référait à quelque chose qui s’était littéralement produit tel qu’il le chantait.

Regardez les paroles de la chanson de Runrig, A Dance Called America :

The landlords came
The peasant trials
To the sacrifice of men
Through the past and that quite darkly
The presence once again
In the name of capital
Establishment
Improvers, it’s a name
The hidden truth
The hidden lies
That once nailed you
To the pain

Of a dance
Called America
They danced it round
And waited at the turn

 

L’histoire parle de la période des Clearances l’émigration des Highlands causée par une grande vague d’évictions plus ou moins forcées par les landlords entre le XVIIIe et le XIXe siècle dans le cadre d’une grande réforme agricole qui expulsa de très nombreux petits paysans. Représenter par une danse ce grand mouvement de population, ces gens déchirés par la pression de l’argent et poussés à quitter leur pays, me semblait une métaphore aigre-douce, une manière sardonique de souligner la cruauté de l’exil en l’imaginant chorégraphié sur une musique entraînante.

Et je ne suis apparemment pas seul ! Dans le forum de discussion Usenet soc.culture.celtic en 1992, quelqu’un disait déjà :

« I have long been a RUNRIG fan or follower or whatever. One of their songs that I particularly like is the one called « A dance called America » which is about the forced emmigration from the Highlands during the time of the clearances. I had thought the title to be a clever bit of imagery, never myself thinking that it has a historical background.

Last Friday I came across the following passage.

Three-fifths of the Highland proprietors were now absentee
landlords, and their dispossessed or unwanted tenants were
now dregs in the cup of their good fortune, The spirited
reel which Boswell had watched on the sands of Skye, the
turning whirlpool called AMERICA, had spread westwards to the
blue Hebridees and eastward into the brooding mountains of
the mainland. An abandoned people were either in movement
already or were eager to join the phrenetic dance.

… but figures given in a Parliamentary report of 1803 suggest
that at least ten thousand people had gone from the Highlands
and Isles in the previous three years. Upon each turn of the
dance a hand was outstretched for a new partner, and the
letters of the departed exiles called upon their friends
to take ship and join them.
(from Mutiny, John Prebble, Penguin, 1977, pp441-2)

(Bill Potter 4 feb 1992)

 

Présageant ce que serait toujours internet, on trouve immédiatement une sorte de négationniste pour affirmer que les Clearances c’était pas si terrible et que les gens s’inventent des oppressions, et finalement les gens ont toujours émigré ! Deux personnes sont même revenues en 2017 sur Google Groups pour répondre que non, c’était une période atroce, quelqu’un précisant : « Jackass. Learn something before you spout off. You’re lucky this is 25 years old. »

Mais, ce qui m’intéresse ici, c’est que comme Bill Potter en 1992, je suis aussi un jour tombé sur le fait qu’il y avait littéralement une « danse appelée Amérique » dans la région à cette époque. Le témoignage nous vient du récit de voyage dans les îles Hébrides, au Nord de l’Ecosse, de Samuel Boswell, The Journal of a tour to the Hebrides (1786) qu’il effectua avec Samuel Johnson, riche de détails ethnographiques divers.

hebrides

On y lit, quand ils passent à l’Île de Skye :

In the evening the company danced as usual. We performed, with much activity, a dance which, I suppose, the emigration from Sky has occasioned. They call it America. Each of the couples, after the common involutions and evolutions, successively whirls round in a circle, till all are in motion ; and the dance seems intended to shiew how emigration catches, till a whole neighbourhood is set afloat. — Mrs. McKinnon told me, that last year when a ship sailed from Portree for America, the people on shore were almost distracted when they saw their relations go off, they lay down on the ground, tumbled, and tore the grass with their teeth. — This year there was not a tear shed. The people on shore seemed to think that they would soon follow. This indifference is a mortal sign for the country. We danced to-night to the musick of the bagpipe, which made us beat the ground with prodigious force. I thought it better to endeavour to conciliate the kindness of the people of Sky, by joining heartily in their amusements, than to play the abstract scholar.

(Journal of a tour to the Hebrides, 1791:283)

Le soir, la compagnie dansa comme d’habitude. Nous avons performé, avec beaucoup d’entrain, une danse, que, je suppose, l’émigration hors de Skye a engendrée. Ils l’appellent America. Chacun des couples, après les involutions et évolutions communes, tourne successivement en cercle, jusqu’à ce que tous soient en mouvement ; et la danse semble conçue pour montrer comment l’émigration prend, jusqu’à ce que tout le voisinage soit emporté. — Mme McKinnon m’a dit, que l’année dernière, quand un bateau navigua de Portree pour l‘Amérique, les gens sur la côte étaient presque distraits quand ils voyaient leurs proches s’en aller, ils étaient couchés sur le sol, y roulaient, et déchiraient l’herbe avec leurs dents. — Cette année, pas une seule larme ne fut versée. Les gens sur la côte semblaient penser qu’ils suivraient bientôt. Cette indifférence est un signe mortel pour le pays. Nous avons dansé ce soir à la musique de la cornemuse, qui nous fit battre le sol [du pied] avec une force prodigieuse. Je pensais qu’il valait mieux tenter de concilier la gentillesse des gens de Skye, en nous joignant cordialement à leurs amusements, plutôt que de jouer à l’érudit abstrait.

(traduction personnelle)

 

Une danse où un couple en entraîne l’autre, jusqu’à ce que tous partent pour le Nouveau Monde. Je parlais du côté aigre-doux qu’il y avait à représenter cette déchirure par la danse, mais n’est-ce pas tellement plus poignant de voir que la mise en scène vient en fait des victimes de ces circonstances ? Que ceux sur qui l’horizon indépassable de l’Amérique pesait de plus en plus en aient fait d’une danse, simplement appelée Amérique ? Quelle mélancolie profonde dans ce court récit, dans le contraste entre le signe mortel qui hante le pays, la rupture des liens qui rattachent les gens à cette terre se rompant jusque dans les cœurs, et la musique joyeuse des cornemuses, le battement des pieds sur le sol auquel le narrateur nous confesse se sentir obligé de participer, comme si tous essayaient de se remonter le moral et qu’il ne voulait pas risquer de briser l’exorcisme.

A Dance Called America intitula plus tard, logiquement, un livre de James Hunter sur cette émigration. Un peu comme Bury my heart at Wounded Knee, dont je parlais tantôt, devenu le titre d’un livre de Dee Brown sur la destruction des Natifs dans l’Ouest américain et d’un téléfilm (2007) sur le massacre de Wounded Knee ; mais là au moins la chanson parle bien du même sujet, avec le ton approprié, alors que dans le contexte original le vers « Bury my heart at Wounded Knee » venait juste d’un poème qui trouvait le nom joli.

Je trouve parfois un peu surfait que les sites qui répertorient les paroles de chansons, comme Genius, soient surchargés d’annotations fantaisistes ou qui soulignent des trucs évidents, mais là tant mieux car il y a toujours des gens pour n’avoir pas la référence. Et d’après un autre fil de forum, en 2006, quelqu’un a même tout simplement passé un coup de fil à Rory MacDonald de Runrig pour qu’il confirme que la chanson venait bien du témoignage de Boswell. Donc pas étonnant qu’on ait lancé Rap Genius en 2009 (plus tard Genius tout court quand ce sera élargi à d’autres genres) pour centraliser ce genre de trivia si ça peut éviter qu’à chaque auditeur qui se pose une question doive appeler directement le chanteur pour lui demander. Ironiquement, A Dance Called America n’est pas du tout annotée sur Genius.

 

J’ai une autre expérience où j’ai pris très symboliquement une expression poétique qui se trouvait en fait décrire une réalité très concrète, il s’agit de la fin d’un poème d’Aragon sur le retour des troupes pendant la première guerre mondiale :

[…] Or nous repassions sur la Vesle
Après six semaines deux mois
À huit cents mètres de Couvrelles
Qui sont ces défunts que l’on voit
Fosses fraîches et croix nouvelles
Arrêtez un peu le convoi

Celui-ci je me le rappelle
Il jouait quand le ciel tonna
Pour nous dans le poste aux chandelles
Un petit air d’ocarina
La mort qui vint à tire-d’aile
Entre ses doigts le termina

Cet autre un enfant triste et frêle
S’agenouillait au bord des eaux
Quand son âme a joué la belle
Comme de sa cage un oiseau
Et le tampon du colonel
L’a ramassé dans les roseaux

Mais l’inscription que dit-elle
Je lis et je ne comprends plus

C’est pourtant mon nom que j’épelle
J’ai-t-il mal vu j’ai-t-il mal lu
Si c’est ma demeure mortelle
Qui dort au pied de ce talus

Le cœur muet les yeux au ciel
Depuis six semaines deux mois
Dans la terre au bord de la Vesle
À l’ombre d’une croix de bois
À huit cents mètres de Couvrelles
Quel est celui qu’on prend pour moi

« La guerre et ce qui s’en suivit » dans Le Roman Inachevé (1956)

 

La simple alternance des rimes en elle/ois, elle/a, elle/u, ponctue ce récit pourtant simple : en marchant de retour du front Aragon s’arrête sur les noms qui ornent des tombes fraîches. Il reconnaît le nom d’une des victimes, mais pire encore sur la tombe suivante, il lit son propre nom.

De toute évidence, j’ai pensé à ma première lecture, il s’agit d’une représentation de la partie de lui-même qui est morte à la guerre, il montre tous ceux qui n’en sont pas revenus, mais est-ce bien lui-même qui revient ? Une interprétation finalement assez banale, un thème assez fréquent dans la représentation des vétérans.

Mais il semble qu’ici aussi, il s’agisse d’un événement qui s’est littéralement produit. D’après ce que je trouve en ligne :

Le 6 août 1918,à Couvrelles, le médecin auxiliaire Aragon, adjudant-chef au 355ème régiment d’infanterie, seul médecin de son bataillon, prend des risques tels pour récupérer les blessés sur le champ de bataille qu’il est enseveli à trois reprises par les obus, sur le front de la chaussée Brunehaut. Ceci lui vaudra la croix de guerre. Le poème « secousse » racontera en 1919, de façon cryptée et comique, cet ensevelissement sous les terres remuées par les obus. La vareuse déchirée d’Aragon servit à identifier, parce qu’il y aurait eu une lettre à lui adressée et portant son nom, le corps du blessé qu’il soignait au moment de l’ensevelissement: Aragon aurait ainsi été compté au nombre des morts, avec pour cadavre un autre que lui.

Peut-être joue-t-il un peu avec la géographie, et le côté spectaculaire de la découverte de la croix, je ne sais pas, mais le poème continuait et précise ensuite la nature de la méprise :

Il y avait devant la croix fichée en terre une bouteille
Dedans une lettre roulée à mon adresse Était-ce vrai
Si c’était moi Si j’étais mort Si c’était l’enfer Tout serait
Mensonge illusion moi-même et toute mon histoire après
Tout ce qui fut l’Histoire un jeu de l’enfer un jeu du sommeil

Comme s’explique alors ce sentiment d’une longue agonie
Et ma vie et le monde et qui pourrait jamais encore y croire
Tout ceci n’était que l’enfer qui jongle devant son miroir
Je suis mort en août mil neuf cent dix-huit sur ce coin de terroir
Ça va faire pour moi bientôt trente-huit ans que tout est fini

 

Allez savoir pourquoi, le détail de la lettre ne poussa pas vraiment ma lecture du côté du réalisme, alors que ça aurait pu, je suppose.

 

Peut-être est-ce aussi une des forces de la poésie, que quelque part on y lise toujours au-delà de ce qui y a été mis.


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