Le vainqueur hanté

Bien des hommes vaillants ont vécu avant Agamemnon, mais tous sont ensevelis, non pleurés et inconnus, dans une nuit éternelle, parce qu’ils ont manqué d’un poète sacré. La vertu cachée diffère peu de la lâcheté ensevelie.

Vixere fortes ante Agamemnona / multi; sed omnes inlacrimabiles
urgentur ignotique longa / nocte, carent quia uate sacro.
Paulum sepultae distat inertiae / celata uirtus.

Horace Odes IV.9

Les Grecs, puis les Romains, savaient bien qu’avant les chants antiques qui leur sont parvenus, des siècles et des siècles de héros inconnus avaient dû se succèder sous le défilement sans fin des cieux, mais pour eux, cette nuit insondable ne prenait fin qu’avec l’aurore sanglante de la Guerre de Troie, la violence des Achéens immortalisée pour toujours par le poète. Même si on veut croire qu’il y a une vraie guerre de Troie, une véritable histoire cachée derrière les vers d’Homère, et qu’elle fut digérée et gardée jalousement par des générations de tombes, une part regrettable des variantes de fantômes qu’elles abritaient subirent une seconde mort sous les coups de la dynamite de Schliemann, peut-être moins poétique mais tout aussi efficace que la lame d’Achille.

Et l’histoire nous dit bien : les Grecs ont vaincu Troie, mais justement le spectre de Troie n’a-t-il pas pris sa revanche en obsédant les Grecs pour toujours ?

Pythagore déclarait avoir été autrefois Euphorbe ; diriez-vous de même, Iarchas, qu’avant d’entrer dans le corps où vous êtes, vous fûtes un des Troyens, un des Grecs ou quelque autre héros?
— Ce qui a perdu Troie, répondit Iarchas, c’est l’expédition des Grecs; ce qui vous perd, vous autres Grecs, ce sont les fables répandues sur Troie. Pour vous, les seuls hommes sont ceux qui ont pris part à cette guerre ; et vous ne songez pas à des hommes plus nombreux et plus divins, qu’ont portés et votre terre, et l’Égypte et l’Inde.

Philostrate, Vie d’Apollonius de Tyane III.19

Songeant à la Guerre du Péloponnèse, Annie Bentoiu disait, songeant probablement à la comparaison aux lumières de la philosophie et du théâtre athénien :

Sparte, où toute révolte était impensable ne se rappelle à la mémoire des hommes par aucune oeuvre de beauté mais bien par la triste gloire d’avoir vaincu Athènes.

Phrases pour la vie quotidienne (celle-ci du 23 novembre 1989)

Mais les Lacédémoniens, les Spartiates, absorberont aussi un fragment de la cité vaincue :

Pour moi, j’aurais pour les Lacédémoniens l’estime à laquelle ils prétendent, s’ils vivaient avec les étrangers sans rien changer des mœurs de leurs pères: car le vrai mérite eût été de se conserver toujours les mêmes, non pas à la faveur de l’absence des étrangers, mais malgré leur présence. Or, qu’est-il arrivé? Malgré leurs lois contre les étrangers, ils ont laissé leurs mœurs se corrompre, et on les a vus prendre celles du peuple qu’ils haïssaient le plus dans la Grèce. En effet, la marine et les impôts qu’a entraînés son établissement, n’est-ce pas là une institution athénienne? Ainsi, ce que les Lacédémoniens avaient d’abord considéré comme un juste sujet de guerre contre Athènes, ils se mirent à le faire à leur tour, vainqueurs des Athéniens à la guerre, mais vaincus par leurs mœurs et leurs institutions.

Philostrate, Vie d’Apollonius de Tyane VI.20

Après tout ce n’est pas vraiment un choix, pas vrai ? Même quand on s’est voué à la force pure et à la guerre, surtout au degré caricatural qu’on nous décrit à Sparte, il faut bien suivre le courant quand la guerre change de muscles, si la force maritime devient l’atout décisif, on aura une marine, même si on craint les mauvaises moeurs de la classe de marins ainsi créée. Si on est encerclé par les flux de l’argent, on ne pourra pas se reposer uniquement sur notre armée d’esclaves, les impôts s’imposent à nous pour nourrir l’état.

Cette histoire du vainqueur rustre et brutal contaminé par la culture du vaincu sophistiqué se répétera quelques siècles après quand le centre de gravité de la Méditerranée penche vers l’Ouest, et les Romains prennent de plus en plus l’ascendant en s’alliant à diverses provinces grecques avant que la Grèce ne devienne un protectorat en 146 avant notre ère. Mais le rayonnement culturel grec bien sûr faisait effet à Rome bien avant et ne s’arrêtera pas.

Une quarantaine d’années avant, Caton l’Ancien craignait déjà l’immixtion de la culture grecque dans la Rome rustique :

Je redoute […] que ces biens n’aient pris possession de nous, plutôt que ce soit nous qui en ayons pris possession. Croyez-moi, ce sont des statues en formation de combat (infesta signa) qui ont été apportées de Syracuse dans notre ville. J’entends trop de gens aujourd’hui qui louent et admirent les ornements de Corinthe et d’Athènes, mais qui rient des antéfixes d’argile des temples des dieux romains.

[…] horreo, ne illae magis res nos ceperint quam nos illas. Infesta, mihi credite, signa ab Syracusis illata sunt huic urbi. Iam nimis multos audio Corinthi et Athenarum ornamenta laudantes mirantesque et antefixa fictilia deorum Romanorum ridentes.

Cité par Tite-Live XXXIV.4.3-4

(traduction, comme les citations latines suivantes, par Catherine Baroin)

Juvénal s’exclamera aussi :

Je ne peux, Quirites, supporter une Rome grecque. Et encore ! qu’est-ce que représente la part achéenne dans cette lie ?

Non possum ferre, Quirites, Graecam urbem ; quamvis quota portio faecis Achaei ?

Juvénal, Satires III.60-61

Un sentiment résumé dans le fameux vers d’Horace :

La Grèce conquise a conquis son farouche vainqueur et apporté les arts dans le rustique Latium

Graecia capta ferum victorem cepit et artes / intulit agresti Latio

Épitres II.1 (à Auguste)

 

Une certaine dialectique de la conquête et de la culture, de la force et de l’esprit. Qu’hérite-t-on de ceux qu’on conquiert ? Des angoisses, des spectres ? Les arts, les techniques ? Leurs histoires, leurs pensées ?

Et combien de vaincus au contraire furent complètement ensevelis avec leurs poètes ? Et dès lors nul ne les pleure, nul ne les connaît.


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