Only Children To Your Eyes

“They would be small. Only children to your eyes, unshod but clad in grey.”

(Lord of the Rings, TT, III, chap.2, The Riders of Rohan)

[originellement publié ici et ]

Le Seigneur des Anneaux, un livre pour enfant ?

J’arrête pas de dire que j’adore les livres pour enfants, mais je serais bien en peine de définir cette catégorie.

Il y a certes un certain consensus pour classer Harry Potter, Tobie Lolness, les Chroniques de Narnia, A la Croisée des Mondes, etc. parmi ceux-ci. Sorcier! est vendu comme tel, mais soyons sérieux, il n’en a que le ton.

Aussi quand je suis tombé sur cet article qui disait que le Seigneur des Anneaux en est un. Je suis partiellement d’accord, mais uniquement parce qu’il semble clairement établir que sa définition de «livre pour enfant» se résume plus ou moins à «y’a pas de sexe ni de relativisme moral» et dans ces conditions, oui, le Seigneur des Anneaux, manque, en général, de l’un et l’autre.

Est-ce que ça en fait un livre pour enfants ? Si vous le prenez dans le sens de “les enfants peuvent le lire”, bien sûr que oui ! On l’a tous lu quand on avait dix ans, bordel ! L’absence de sexe fait que les parents tolèrent qu’on le lise ainsi que la mention “dès dix ans” sur la tranche. Socialement c’est acceptable pour les Petites Personnes que nous étions, ça aide.

Si par contre vous comprenez livre pour enfants dans le sens de “EXCLUSIVEMENT pour des enfants PARCE QU’IL EST IMPARDONNABLE que des adultes aiment ça, puisque nous avons décidé de dénigrer tout ce qui était enfantin”[1] il est normal que vous soyez offusqué, à l’image d’Alan Moore qui dit que les comics sont pour des enfants dégénérés (Oh The Cruel Weight Of Irony).

Quand on dit que c’est de la nourriture pour les cochons on n’en pense généralement pas du bien, mais il n’empêche que les cochons, dans les fait, mangent n’importe quoi. Quand on use de cette expression c’est pour dire “ce que les cochons mangent et que nous ne mangeons pas”. Il convient d’être clair : je ne vais pas faire de ce texte un long plaidoyer pour expliquer que les adultes devraient abandonner aux enfants le Seigneur des Anneaux.

Cela participe d’une culture qui veut que l’enfance se passe dans la facilité, l’âge adulte dans le dépassement de soi et l’astreinte : on lit des GROS PAVÉS, ça c’est de la VRAIE LITTÉRATURE, pas comme HARRY POTTER HARK HARK HARK

Et plutôt que de dénigrer les jeunes lecteurs de cette oeuvre[2], en les estimant quantité négligeable, je vais essayer d’aborder ce qui fait que le Seigneur des Anneaux est un bon livre pour enfants.

Bien sûr le texte de Stephen Pond est con, aussi. Il suppute des intentions vague à Tolkien, qui, si elles ont un peut-être un fond de vrai, tiennent plus du persiflage que de la critique.

Only Children To Your EyesCOLOR

Index

  1. Livre pour enfants
  2. Aldarion et Plumepierre
  3. Dans le Pays de Mordor, où les ombres s’étendent et la morale s’applatit
  4. Se perdre dans les rouages
  5. Même les plus sages ne peuvent voir toutes les fins. Enfin, si ils peuvent, quand ils ont besoin de balancer une morale au lance-pierres.
  6. Séparer le bouquin de son corpus
  7. Sur le Silmarillon

I

Livre pour enfants

Techniquement, un livre pour enfants est un livre destiné aux enfants, et compréhensible par iceux. Ce sera forcément une catégorie fluctuante, ne serait-ce que parce que ce qu’on estime approprié aux enfants varie avec le temps et les endroits. Je veux dire, on est passé de la Bibliothèque Verte à la Bibliothèque Rose. N’importe quel chiard lisait du Jules Verne, c’était normal, puis un jour on a décidé que les enfants étaient trop cons, on a tout écrit en Arial 24 et on a remplacé le Capitaine Némo par Fantômette et le Club des Cinq. Et puis, «enfant» recouvre les gosses de «capable de lire avec un doigt à un mot à l’heure» à «se plaint qu’il n’y a pas de nichons dans ce qu’il lit».

Tolkien lui-même semblait penser que son oeuvre ne devait pas tomber dans l’oeil de mômes, ce serait (un peu) du gâchis (mais avoue que ça vient d’une projection de son caractère de lecteur) :

“I find that many children become interested, even engrossed, in The Lord of the Rings, from about 10 onwards. I think it rather a pity, really. It was not written for them. But then I am a very ‘unvoracious’ reader, and since I can seldom bring myself to read a work twice I think of the many things that I read – too soon! Nothing, not even a (possible) deeper appreciation, for me replaces the bloom on a book, the freshness of the unread. Still what we read and when goes, like the people we meet, by ‘fate.’” (Lettre 138)

But the desire to address children, as such, had nothing to do with the story as such in itself or the urge to write it. But it had some unfortunate effects on the mode of expression and narrative method, which if I had not been rushed, I should have corrected. Intelligent children of good taste (of which there seem quite a number) have always, I am glad to say, singled out the points in manner where the address is to children as blemishes.

I had given a great deal more thought to the matter before beginning the composition of The Lord of the Rings; and that work was not specially addressed to children or to any other class of people. But to any one who enjoyed a long exciting story, of the sort that I myself naturally enjoy. ….

I am not specially interested in children, and certainly not in writing for them: i.e. in addressing directly and expressly those who cannot understand adult language.

I write things that might be classified as fairy-stories not because I wish to address children (who qua children I do not believe to be specially interested in this kind of fiction) but because I wish to write this kind of story and no other.”

“Do you limit your enquiry, as may be supposed, to (North) European children? Then in what ages between the cradle and the end of legal infancy? To what grades of intelligence? Or literary talent and perceptiveness? Some intelligent children may have little of this. Children’s tastes and talents differ as widely as those of adults, as soon as they are old enough to be differentiated clearly, and therefore to be the target of any thing that can bear the name of literature. It would be useless to offer to many children of 14 or even of 12 the trash that is good enough for many respectable adults of twice or three times the age, but less gifts natural.” (Lettre 215 )

“It was not written ‘for children’, or for any kind of person in particular, but for itself. (If any parts or elements in it appear ‘childish’, it is because I am childish, and like that kind of thing myself now.) I believe children do read it or listen to it eagerly, even quite young ones, and I am very pleased to hear it, though they must fail to understand most of it, and it is in any case stuffed wit (Lettre 234, à propos de LotR)

Autrement dit, Tolkien s’est simplement contenté de dire qu’il n’avait pas retenu sa plume pour être compris des plus jeunes, il a d’ailleurs écrit en 1949 qu’on n’apprenait pas de vocabulaire en lisant des oeuvres de son niveau, mais bien en en lisant d’un niveau au-dessus.

Il y a clairement des marqueurs adultes, qui, sans ajouter autre chose à l’histoire, la rendent impropre aux enfants dans nos sociétés : le sexe, par exemple, parce qu’on estime que les enfants doivent apprendre les choses de la vie par hasard sur un portable dans une cour de recré (ou sous la houlette de l’éducation nationale avec des schémas et tout) sans doute parce que les gosses éveillés sexuellement attirent les pédophiles, ainsi dans Trois Filles de leur Mère où Lili a dix ans. D’ailleurs puisque je vous parle de ce roman de Pierre Louÿs, je peux mentionner que le sexe ne fait pas forcément de quelque chose un truc mature ou complexe : la plupart du porno est connu pour son manque d’inventivité théâtrale, le hentai[3] est rempli de fantasmes infantiles et bêtes, cherchant simplement à prouver que les hommes, quels qu’ils soient ont toujours un pénis énorme, que les femmes aiment le sexe — beaucoup — peu importe le contexte, les limitations sociales (inceste), le consentement (le viol est utilisé dans un but décoratif). Tout cela se décline dans des exclamations peu originales ah, ouh, j’ai orgasme, qui cherchent manifestement à véhiculer absolument le même message que l’image. Aussi l’érotique, visant à assouvir des pulsions est rarement mature et s’embarrasse rarement de nuances. Trois Filles de leur Mère, s’il a certainement assouvi les pulsions de l’écrivain, me semble une terrible histoire, peut-être parce que, malgré l’invraisemblance de l’avertissement à la lectrice qui la prévient de la véracité des événements consignés, il y a une touche de bizarrerie qui ne fait vrai qui a trop de détails, et c’est terrifiant de voir ça, et je ne crois pas avoir pris une once de plaisir charnel à lire ça, tiré juste par une fascination macabre.

Un autre type de marqueur adulte serait le gore en général : le sang et les tripes qui giclent, et tout ce qui peut provoquer terreur et épouvante, e.g. des films d’horreur, parce que ça peut foutre en l’air leur sommeil en le peuplant de monstres.

Ces deux choses font qu’on les met sur une étagère  hors de portée des marmots, comme les liqueurs, ce qui ne veut pas dire qu’on les estime nécessaire au développement de la maturité, mais au contraire qu’on estime que la maturité est quelque chose de nécessaire à leur compréhension.

Maintenant, on parle souvent d’un sujet «adulte» et je pense ça… impropre, disons ? C’est surtout le ton et le sérieux avec lequel les sujets sont traités qui les destine à l’un ou l’autre public. Techniquement, la série Hannibal (que je n’ai pas vue) et le Bon Gros Géant de Roald Dahl parlent tous deux de gens qui mangent des êtres humains et les deux disent que c’est mal. Le caractère adulte de Hannibal est causé par les dépictions graphiques de boucherie (les anges, à la chair tailladée pour figurer des ailes[Attention, c’est gore cliquez à péril]), le traitement de la folie, l’ambiguité de la psychologie, l’empathie qu’on ressent pour les malfaiteurs et donc, je suppose, la complexité morale globale. Bref, Hannibal traite de comment un vrai tueur anthropophage serait traité et perçu, comment il fascinerait et terrifierait, alors que le conte de Roald Dahl parle d’une confrérie d’ogres fantastiques et irréalistes qui mangeraient des gens, ce que personne ne remarquerait apparemment. La douleur des gens n’est même pas figurée, et le BGG sort de l’anthropophagie naturelle à son espèce en mangeant l’unique légume disponible, le «snozzcumber» ce qui est terrible parce que c’est vraiment berk berk le snozzcumber. On admire donc le sacrifice moral exemplaire du géant, qui préfére manger des légumes pas bons que des êtres humains, bravo.

De la même manière, le sujet de Fantomette est-il vraiment différent de celui de Batman ? Un héros masqué, qui fait le boulot de la justice de ses propres mains, en marge des circuits légitimes et sans rendre de comptes à personne. Cependant Batman ne manquera pas de soulever les controverses morales du concept de Vigilante, quand Fantomette s’en foutra royalement, pour ne pas ennuyer les enfants.

C’est donc le traitement qui distingue.

Un angle «adulte» est un angle qui évoque les inférences réelles et concrètes d’une histoire, comment des évènements s’insèreraient dans un monde réaliste, quelles conséquences émotionnelles, sociétales, etc. pour les héros de notre histoire, tandis qu’une histoire enfantine ne saurait aborder pareille complexité, parce que les enfants n’ont pas les outils pour les aborder.

Ainsi quoique le Seigneur des Anneaux parle de guerre totale, de destruction du monde, on ne peut s’empêcher de songer qu’il est sur le plan moral simpliste à l’extrême.[4]

II

Aldarion et Plumepierre

J’ai lu récemment l’histoire d’Aldarion et Erendis dans les Contes et Légendes Inachevés de la Terre du Milieu et pour tout vous dire je l’ai trouvée plus adulte au sens susdit que l’entièreté du Seigneur des Anneaux, même si les personnages sont simples au possible. Aladarion a une passion pour la mer, Erendis pour les forêts de Numénor, aussi elle pleurera, tel Idéfix, l’abattage des arbres pour construire les navires de son amant, puis fiancé, puis mari. C’est l’histoire de deux obsessions.

Plus adulte c’est beaucoup dire, et ça invoque des connotations faussement positives. Disons plutôt, que si j’avais lu cette histoire à 9 ans comme Le Hobbit et le SdA, je n’aurais pas eu la maturité émotionnelle pour la comprendre.

Le setup est plutôt simple. Aldarion est l’héritier du Roi de Numénor, Tar-Meneldur, cependant, il ne veut pas devenir roi et se marier, il veut chevaucher vers l’horizon sur son cheval et tirer des flèches dans le crépuscule pardon il veut juste naviguer à travers l’océan et découvrir le monde, s’étant ennamouraché des vents iodés et ayant fondé un corps d’explorateurs rejoint par de jeunes enthousiastes.

Sauf que ça ne colle pas avec son devoir de roi, donc lui et son père se brouillent, à répétition.

Erendis tombe amoureuse de lui. Cependant, elle n’est pas, comme lui, de la lignée d’Elros, et mourra donc très vite, alors qu’Aldarion vivra 300 ans de par son sang elfique. Au premier abord, elle l’aime, mais Aldarion n’en voit rien. Un jour, fâché que son fils parte encore en expédition (qui durera à priori plusieurs années) le Roi défend à toutes les femmes de la maison royale de déposer la branche rituelle sur la proue du navire, privant dès lors l’expédition de la bénédiction des Dieux. Erendis, n’étant pas de la maison royale, elle dépose la branche, et là Aldarion la remarque pour la première fois, grand regard, amour hollywoodien. Il est dit qu’Aldarion, pour une fois, hâta son retour.

Et ensuite… Hé bien, c’est une histoire complexe sur le fait que votre famille ne comprend pas toujours l’ampleur de vos passions, et à quel point des aspirations divergents peuvent séparer des gens qui s’aiment. Aldarion s’efforce de planter des arbres, Erendis s’efforce de supporter son amant, mais ça ne fonctionne pas en définitive. C’est une histoire sur le divorce au fond ! Comment le dépit d’Erendis lui fera arracher Ancalimë à l’influence de la cour, et l’élever seule loin des méchants hommes (Erendis tend à la Straw Feminist, par moments) comment Aldarion voudra lui arracher leur enfant, frustré d’être reçu froidement par son ex-femme, après un retard de plusieurs années, et en fera son héritière. Elle devient la première reine de Numenor et je suis triste qu’on ait pas l’histoire de comment elle a envoyé chier Gil-Galad.

Avant mes 12 ans, je n’aurais JAMAIS eu la moindre empathie pour ces personnages. Je n’avais vu les divorces que d’en bas, les considérant comme l’exemple type de connards d’adultes incapables de faire abstraction de leurs haines. Je veux dire, Bob et Margalia se sont réconciliés dans la cour de récré y’a trois jours, alors qu’ils se sont battus et qu’ils s’aiment pas. Est-ce que des gens qui se sont pas cognés, qui se sont aimés suffisamment pour faire des gosses, est-ce qu’ils ne pourraient pas faire un minimum d’efforts ?

Et ce que j’apprécie c’est que pour une fois on ne traite pas juste de la mortalité vs immortalité en disant que oulalah, les immortels doivent voir les gens qu’ils aiment mourir, c’est très triste.[5]

Ce qui à mon sens augmente le maturo-mètre d’une oeuvre, c’est dans quelle mesure elle démêle des problèmes existant dans le monde. Ainsi, entre deux scènes d’une sodomie de fille de dix ans, Pierre Louÿs arrive à placer dans Trois Filles de leur Mère, l’aveu suivant :

« Les scènes vraies sont plus difficiles à raconter que les inventions, parce que la logique de la vie est moins claire que celle d’un conte »

Et démêler cette logique sera toujours plus simple devant un public adulte.

Là, on nous montre simplement qu’Erendis ne peut pas supporter les caprices d’Aldarion : elle vivra quatre fois moins longtemps que lui, elle ne peut pas se permettre de supporter des voyages de 8 ans de la part de son mari, qui reviendra toujours aussi frais et jeune, pendant qu’elle se fletrit et s’occupe de la gosse. En témoigne ce discours qu’elle fait à sa fille :

A Numenor, les hommes sont des demi-elfes, les hommes de qualité tout particulièrement. Ils ne sont en fait ni l’un ni l’autre. Ils sont comme abusés par la longue existence qui leur a été concédée, et ils flânent de par le monde, enfants en esprit, jusqu’à ce que l’âge les rattrape — et nombre d’entre eux abandonnent alors leurs jeux du dehors pour se livrer, dans leurs maisons, aux jeux d’intérieur. De leurs jeux, ils font toute une affaire; et les affaires importantes, ils les traitent en jeux. Ils se veulent tout à la fois gens de savoir-faire et de savoir, et des héros par-dessus le marché, et les femmes sont pour eux ce qu’est le feu dans l’âtre -quelque chose qu’il incombe à d’autres d’entretenir jusqu’au soir, lorsqu’ils reviennent, las de leurs jeux. Toutes choses ont été faites pour leur commodité : les collines pour en tirer la pierre des carrières, la rivière pour fournir l’eau ou tourner les roues, les arbres pour les planches, les femmes pour le désir de leur corps, ou lorsqu’elles sont blles, pour orner leur table et leur foyer ; et les enfants pour taquiner lorsqu’il n’y a pas d’autre divertissement — mais ils joueraient tout aussi bien avec les chiots de leurs chiennes. Envers tous, ils sont courtois et bons, joyeux comme des alouettes au matin (à condition que le soleil brille) ; car ils ne s’échauffent jamais s’il y a moyen de l’éviter. Ils considèrent que les hommes doivent être gais, généreux comme le sont les riches, prodiguant ce dont ils n’ont nul besoin. Ils manifestent de la colère seulement lorsqu’ils se heurtent soudain à une volonté contraire. Et pour peu qu’on ose leur résister ils sont aussi implacables que le vent qui souffle sur la mer.[6]

Le caractère obsessionnel et impulsif des elfes, genre Légolas qui entend une mouette et qui tombe du coup en dépression, ressort ici violemment critiqué et au fond, Erendis critique le caractère enfantin de personnage de conte d’Aldarion, sa jovialité et son absence de responsabilité et d’empathie, pourchassant un caprice sans égards pour le reste. Il part en navire de la même manière que Petzi. La construction des bâteaux est faite en une ligne, et il revient pour le goûter, d’ailleurs y’a des crêpes, s’attendant à ce que le reste du monde s’accomode de sa pulsion d’aventure.

Prenez Sorcier! de Moka. La série a plusieurs personnages ridicules. Galim’atias (le calembour me semble déjà moisi) un potentat égocentrique qui ne fait rien d’autre qu’écrire des poèmes à sa propre gloire, et là principalement pour l’aspect comique est ensuite suivi du Chatelain Plumepierre, qui aime s’habiller en rose et jouer au «turlucucu», projetant ses sujets dans des quilles et qui se soucie plus de sa peau que du sort du royaume, alors même que les comtés voisins sont au bord de la guerre. Finn arrive, le tire par le cul et lui dit que c’est pas bien.

C’est dépeint de façon ridicule et hyperbolique, surtout quand ça suit la complexité de l’histoire plus globale de Sorcier!.

J’en ai déjà parlé, mais si vous voulez un résumé écrit, l’histoire commence exactement comme l’inverse d’Harry Potter :

Finn est un branleur. Il ne fout rien, ne va pas même à l’école. Pourquoi en aurait-il besoin ? D’ici peu, il aura 16 ans, et en sa qualité de fils de Miricaï, le Grand Sorcier pourfendeur de dragons, il serait emmené à la forteresse de Lur, où on lui enseignerait à devenir un Maître Sorcier. Il entretient peut-être même l’espoir de revoir son père car, occupé comme il doit être, il ne lui a jamais rendu visite…

Arrivé à Lur, il apprend de l’histoire de la magie et de l’herboristerie. C’est ennuyeux. Quand vient la magie ? Après que les deux autres élèves aient été renvoyés il reste seul pupille des Maîtres Sorciers. D’ailleurs il y en a bien peu. Le Grand Maître Dystar l’a bien prévenu qu’il ne les verrait pas la journée, mais tout de même…

Enfin, on le présente face au Langage, des suites de litanies qui lui paraissent insensées. C’est la source de la magie, lui dit-on. Ne voulant pas décevoir il fait semblant de comprendre et se tait.

Sa mère lui apporte des vêtements pour l’hiver. Elle lui avoue d’ailleurs à cette occasion que… Son père n’est pas Miricaï. Il était beau, certes, l’a séduite et mis enceinte, mais c’est la dernière de ses prouesses. Son ventre s’arondissant, elle se dit que Miricaï

Dans la foulée, en écoutant aux portes, il découvre que les sorciers ont en fait perdu le Langage. Ils n’ont plus aucun pouvoir magique ! Et ils comptaient sur le fils du plus grand sorcier du monde pour leur ramener cette lumière. Terrifié d’être révélé comme imposteur – et encore plus terrifié de ce que les sorciers lui feraient maintenant que lui, un bête paysan, sait qu’ils n’ont aucun pouvoir – il vole des provisions et une mule et s’enfuit.

Découvrant sa fuite, les maîtres sorciers pensent : “C’est bien le fils de Miricaï ! Il nous a doublé ! Maintenant il a pris le Langage pour lui tout seul ! Il faut qu’on le rattrape !”

Et ils se lancent à sa poursuite…

Autrement dit, au lieu d’un gosse maltraité qui découvre qu’il est un sorcier va aller dans une école magique, un monde merveilleux, on a un gosse qui croyait être un sorcier-né et qu’il allait apprendre la magie et se rend compte de l’arnaque.

Au cours de cette histoire on découvre que les Sorciers arnaquent tout le monde – mais que c’était sans doute pour le mieux ? – du pouvoir crucial que confère la détention du savoir et de comment il influence le monde. Ainsi on découvre l’existence des Honorables : des Sorcières ! Mais les écrits étant par la suite compilé par des hommes elles seront perçues comme des hommes (Caumonas, notamment) augurant une période d’exclusion des femmes de la caste magicienne (ce qui a des conséquences irréparables) puisque de toute évidence, elles ne sauraient exercer pareille science.

De la même manière, une sorte de gloubi-boulga gnostique imprègne ce monde, que ça soit la doctrine des Trabbans ou des Sorciers, on parle de principes abstraits que n’auraient pas nié des ismaéliens (“l’inspir sait, l’expir parle”) de création du monde à partir du chaos, de principe masculin et féminin, etc. etc.

Et cette série a l’usage parmi les plus intelligents que j’ai vu des prophéties, des contes, bref, de l’intertextualité[7] : il y en a 5-6 d’importance diverses et certaines révélations majeures viennent d’une variation dans la forme d’un conte qu’on avait déjà lu une fois presque à l’identique. Bref, ces réflexions-là, quoiqu’accessible par un 9-12 ans, sont complexes.

Et y’a du cul, d’ailleurs ! Le fait que Mélipona et Finn se connaissent bibliquement et que Finn est un coureur de jupons n’est nullement dissimulé. Ivre, il essaie aussi de copuler avec Siki-Siki (15 ans) qui finira d’ailleurs par sortir avec Karzel, le Horrigan, qui a probablement 30 ans de plus qu’elle.[8]

Dans le même genre – en fait la même collection – vous avez le glauque Jusqu’au bout de la peur de la même auteure, enfants pourchassés par un meurtriers ou La tête à l’envers de Anne Finn, qui cause du… suicide d’un enfant, en fait. C’est cru. Soit, la jacquette dit 12-15 ans, mais ma soeur l’avait lu plus jeune et en a été relativement marquée.

Donc quand on me balance du Galim’atias ou du turlucucu je me prends une espèce de choc thermique. Que s’est-il passé ? Est-ce que l’éditeur s’est rendu compte que ça dérivait un peu, a tapé du poing pour inclure cet épisode trivial au possible du Grand Territoire ? On dirait une mauvaise copie rendue par un élève réticent, contraint d’écrire “pour les zenfants” et qui forcerait dès lors le trait.

Aldarion comme Plumepierre sont des personnages qui refusent de prendre leurs devoirs de rois en main, mais la réponse aux deux problèmes est d’une maturité différente : Finn a le pouvoir d’une pierre magique qui lui permet de remettre le grotesque Plumepierre à sa place, quand personne n’osait le contredire. La morale en est élémentaire : il ne faut pas imposer sa volonté aux autres, les forçant à nous distraire en négligeant ses responsabilités. Une engueulade magique suffit à le remettre dans le droit chemin. Et c’est pourquoi on la destinerait aux enfants.

Aldarion au contraire, quoiqu’il soit fils de Roi, se fait copieusement engueuler par sa femme et par son père (un peu moins par sa mère) et ça ne change rien à son comportement : ils dérivent les uns des autres,le monde n’est pas si facile.

La suite du discours d’Erendis attaque le caractère androcentré de Numenor en même temps qu’Aldarion :

C’est ainsi Ancalimë, et nous n’y pouvons rien. Car ce sont des hommes qui ont façonné Numenor : des hommes ces héros d’autrefois donc ont chante les exploits — et des femmes, on ne parle guère sinon pour les montrer pleurant leurs hommes tués au combat. Numenor devait être un lieu de répit et de repos, la guerre terminée. Mais s’ils se lassent du repos et des jeux de la paix, ils reviendront à leur grand jeu : s’entretuer et guerroyer. Et c’est ainsi ; et nous voilà établies ici parmi eux. Mais rien ne nous oblige à la résignation. Si nous aussi aimons Numenor, alors, jouissons-en avant qu’ils ne ruinent le pays. Nous aussi sommes filles de noble race, et nous avons une volonté et un courage qui nous sont propres. C’est pourquoi garde-toi de plier Ancalimë ! Que tu plies ne serait-ce qu’un tout petit peu et ils te feront plier plus et plus encore jusqu’à ce que tu sois toute courbée. Enracine-toi dans le rocher, et affronte le vent de la mer, même s’il te dépouille de toutes tes feuilles ![9]

Sacrément soin, le discours.

On parle aussi de religion, de devoirs envers Dieu, tant d’aspects occultés volontairement du Seigneur des Anneaux. Si on les avait inclus et en avait fait la part centrale du récit, il n’aurait certainement pas d’aussi jeunes lecteurs.

Donc c’est tant mieux.

Mais plutôt que d’avoir honte de ses jeunes lecteurs, il faudrait reconnaître que la simplicité de l’oeuvre a aidé à leur immersion.

III

Dans le Pays de Mordor, où les ombres s’étendent et la morale s’applatit

Dans le Seigneur des Anneaux on a eu Eowyn, comme icône féministe, mais son rôle est relativement anecdotique et surtout le contexte est différent.

La prophétie de Glorfindel disait que «no man» ne pourrait tuer le Roi Sorcier. Cependant, ça n’excluait pas les Hobbits de sexe masculin (Merry) et les humains de sexe féminin (Eowyn). Ca corrobore la morale générale Les Petits Sont Forts Aussi, mais ça met sur le même plan une femme et un homme de 1m de haut et surtout qui n’existe pas. Le message d’Erendis est clairement féministe et axé sur les rapports hommes-femmes. La prophétie, par contre, couvre cela d’un jeu de langage, et fait cohabiter “les femmes sont badass aussi” avec “les pygmées masculins non-humains sont badass”. Encore une fois, ça n’invalide pas la scène, ni sa fonction dans l’histoire (merveilleusement bien gérée !) mais disons l’aspect féministe est bien moins explicite que le discours de Erendis. On pourrait tout aussi bien interpréter ça comme “les femmes/hobbits sont faibles mais peuvent faire des trucs” plutôt que “l’histoire écrite par des hommes encense des hommes est occulte le rôle des autres’.

Son dialogue avec Aragorn me semble d’ailleurs emblématique du Gros Problème 1 du Seigneur des Anneaux :

‘Shall I always be chosen?’ she said bitterly. ‘Shall I always be left behind when the Riders depart, to mind the house while they win renown, and find food and beds when they return?

A time may come soon, » said [Aragorn,] « when none will return. Then there will be need of valour without renown, for none shall remember the deeds that are done in the last defence of your homes. Yet the deeds will not be less valiant because they are unpraised.

All your words are but to say: you are a woman, and your part is in the house. But when the men have died in battle and honour, you have leave to be burned in the house, for the men will need it no more. But I am of the House of Eorl and not a serving-woman. I can ride and wield blade, and I do not fear either pain or death.’

‘What do you fear, lady?’ he asked.

‘A cage,’ she said. ‘To stay behind bars, until use and old age accept them, and all chance of doing great deeds is gone beyond recall or desire.’

Disons que ce que je lis généralement c’est :

«Hé, c’est pas un petit peu sexiste ?

— SILENCE FEMME ON PARLE DE LA FIN DU MONDE LIBRE OU TOUT LE MONDE MEURT C’EST CA QUE TU VEUX

— Non mais quand même, je veux dire, je suis de sang royal et on est dans un paradigme de royauté sacrée, je devrais être exemptée de faire la popote, tu me causes pas comme ça

— AH C’EST CA QUE TU VEUX, QUE LA DIVISION L’EMPORTE ET QUE LA LUTTE SOIT PERDUE ESPECE DE SOCIALE TRAITRE

— Non mais justement si personne va revenir quel est l’intérêt de me garder en vie pour pécho par après ? Si c’est vraiment la fin des fins, est-ce qu’il faudrait pas filer une épée à chaque gosse, vu que les orques vont tuer tout le monde de toute façon ? A quoi bon que je sois intendante du Rohan là tout de suite.

— NE VOIS TU PAS QUE SAURON EST TELLEMENT MALEFIQUE QU’IL FAUT METTRE TOUS NOS CONFLITS DE COTÉ

— Mais justement-

— BLABLABLABLABLABLABLA»

Et ça fait souvent passer la morale de “c’est la vie” à “c’est la faute à Satan Morgoth Sauron.” genre dans l’histoire de Turin, en miroir à celle de Oedipe :

This successfully made the point about the difference between Doom and Fate. Turin marries his sister because the malicious dragon wants to harm in, and because Morgoth has cursed him. Oedipus marries his mother because…well, because life’s like that and fate’s a bastard. (Andrew Rilstone)

Dans le même genre, Aldarion veut développer la puissance maritime de Numénor pas seulement par plaisir, mais parce que sur le continent Sauron commence à poser problème et qu’un jour ils auront besoin d’un pied-à-terre en Terre du Milieu, quittant leur îlte paradisiaque, mais on prend cela pour une lubie de jeunesse, impropre à un roi, et c’est une autre douleur traitée : que Numenor ne comprenne pas la nécessité de la guerre.

Certes, ça épaissit son personnage, nul ne s’en plaint, mais Sauron débarque comme une excuse au manquements d’Aldarion vis-à-vis de sa famille.

«HAH FEMME ! Tu oses dire que nous jouons à des jeux débiles et que nous aimons guerroyer pour rien et bien FIGURE-TOI que le Seigneur des Ténèbres est de retour. A-HA ! CA TE LA COUPE, HEIN ? Tu oses dire qu’on ferait ça par plaisir mais en fait c’est une guerre non-ambigue et sans problèmes moraux supplémentaires vu que les orques sont intrinséquement maléfiques. BOUM ! CASSÉE !»

Sauron, les Orques, etc. sont tellement EVIDEMMENT maléfiques que tous les autres problèmes sont engloutis et oubliés, parce qu’il faut de TOUTE EVIDENCE s’unir pour les bousiller, en toute priorité et sans discussion parce qu’absolument rien au monde ne peut arriver à la cheville de cette menace.

Ce qui ôte beaucoup de pistes de reflexions intéressantes.

Et en plus, même quand certains types font de la merde  de façon parfaitement légitime et autonome on dira que c’est “le travail de l’ennemi”.

C’est certes un mode de pensée très courant déjà dans la Bible, mais principalement parce que Satan se pointe régulièrement. Evans-Pritchard avait étudié le cas de la sorcellerie chez les Azandé, et avait conclu qu’il s’agissait d’un mode d’explication du malheur : la maison s’est effondrée sur des gens, rongée par les termites. On cria au sorcier. Evans-Pritchard pointe les poutres dévorées. On lui dit certes, c’est bien à cause des termites, mais ça n’explique pas pourquoi ça s’est effondré, quand il y avait des gens à l’intérieur. Ce qui n’empêche pas que ce sont des catégories débattables : quand un idiot fait une erreur, il dira sans doute être victime d’un envoûtement, le reste de ses proches dira que c’est le fruit de sa propre incompétence. On voit que ça dépend de l’ampleur et de l’émotion générée par le malheur, l’idée qu’un sorcier est à l’oeuvre semble là apaiser une part du deuil en permettant de l’exprimer activement dans des rituels anti-sorcier.

Bref, ça n’est pas que chrétien, et c’est loin d’être surprenant, étant donné les pouvoirs diaboliques de Sauron, qu’on retrouve ce genre de mentalité dans le SdA. La force du livre, comme des films à mon sens, c’est que Sauron ne soit pas directement présent à nos yeux. Le seigneur des anneaux n’est pas là.

Par exemple, lorsque Denethor veut s’immoler avec Faramir devant le peu d’espoir qui lui reste, Gandalf mentionne :

“Even in the heart of our stronghold the Enemy has power to strike us: for his will it is that is at work. […]

‘Darkness is passing,’ said Gandalf, ‘but it still lies heavy on this City.’

At the gate of the Citadel they found no guard. ‘Then Beregond has gone,’ said Pippin more hopefully. They turned away and hastened along the road to the Closed Door. It stood wide open, and the porter lay before it. He was slain and his key had been taken.

Work of the Enemy!’ said Gandalf. ‘Such deeds he loves: friend at war with friend; loyalty divided in confusion of hearts.‘ […]

Ill deeds have been done here; but let now all enmity that lies between you be put away, for it was contrived by the Enemy and works his will. You have been caught in a net of warring duties that you did not weave.[…]

And that I might have averted but for the madness of Denethor. So long has the reach of our Enemy become! Alas! but now I perceive how his will was able to enter into the very heart of the City.” (LotR, RK, V, 7, The Pyre of Denethor)

Certes, l’action de Denethor semble être en accordance avec les voeux de Sauron, i.e. détruire tout, de même que l’abandon des soldats. Mais baptiser cela comme étant le “travail de l’ennemi”, comme si ça exemptait les acteurs de pareilles actions ? Denethor est un personnage pour le moins sensé : le palantir, s’il l’a utilisé[10], ne l’a pas induit en erreur, apparemment Sauron ne peut pas communiquer d’images fausses à travers, il lui a simplement montré l’étendue de sa puissance, ce qui a suffit à le décourager.

Dans le cadre de la morale chrétienne, bien sûr qu’il a tort de perdre la foi et de se suicider (et tuer son fils, aussi) mais quand on songe à ce que la réussite de tout ce plan dépend de Gollum qui arrache les phalanges adéquates de Frodon et qu’il est sur le point de perdre ses deux fils, mettre son désespoir sur le compte de la folie et de l’action maléfique du Seigneur des Ténèbres, c’est faire comme si ces réactions n’étaient pas normales.

IV

Se perdre dans les rouages

Le Gros Problème 2, qui à mon sens fait que la fantasy est une bonne lecture pour les enfants, c’est quand elle s’acharne plus à parler des mécanismes et problèmes qu’elle s’invente que des mécanismes et problèmes du monde réél. Certes, même en faisant ça, ça n’en fait pas une lecture inadaptée aux adultes, mais simplement, ça ne nécessite pas de background pour le comprendre, ce qui fait que les enfants arrivent souvent à le comprendre. Si je parle d’un trader qui fait des millions et que tu ne piges pas comment fonctionne la bourse ou que je raconte l’histoire d’Einstein et que tu n’as aucune idée de ce qu’il a énoncé comme principes physique, ça risque d’être difficile à suivre, parce que c’est écrit pour le mec lambda de 22±5 ans.

Mais quand on parle des Silmarils, du Gondor, de la lignée d’Elros, des Aigles ou autre, c’est complexe, fouillis, développé, certes. Mais ce n’est pas quelque chose dont on parle au téléjournal ou à l’école[11]. Les adultes devancent les enfants dans la compréhension de notre monde, mais quand il s’agit d’un monde qui suit son histoire et ses règles propres, là, ça les met sur un pied d’égalité, ou plus exactement  ça met les adultes devant quelque chose qu’ils ne connaissent pas mieux, pour une fois :

The Valar are not unlike the pantheon of Greek gods (Zeus, Hades, Poseidon, Hermes and their buddies).  The difference is that you can’t help but learn the Greek gods in passing as you go through life.  I’ve had forty-something years to get used to the idea that Hades is responsible for the dead, Hermes is the messenger of the gods, Hera is the wife of Zeus and so on.  But Tolk[ie]n expects you absorb a similar amount of information in 14 pages, and then go on to apply it.(source)

Certes, je n’aime pas quand on dit que la fantasy ou la science-fiction DOIVENT traiter des vrais problèmes du monde vrai (comme le fait Stephen Bond en blâmant Tolkien de n’avoir pas critiqué le fascisme, socialisme et résolu tous les problèmes politiques du XXème siècle)  surtout si c’est pour le faire mal, avec des ustensiles métaphoriques qui nous aident à poser une morale qui va à l’encontre de l’histoire. J’adore les mécanismes inventés. Tout Homestuck et ses hiérarchies, ses systèmes, j’adore ça, de même que, mettons, le traitement des anneaux de pouvoir chez Tolkien. La hard SF est un genre de science-fiction qui s’enorgueillit d’ailleurs d’avoir des mécanismes crédibles voire réalistes.

Cependant, on doit croire l’effet de l’Anneau Unique sur parole : il te corrompt, te donne envie de le prendre, etc. etc. et si on le prend comme une métaphore du mal et du désir de puissance en général, on renforce la morale Les Petits Sont Forts, enfin, tant qu’on admet qu’il y a une dimension légèrement allégorique, ainsi que Tolkien l’a toujours nié. Ainsi : si on le donne à Gandalf ou Galadriel, pouf, ils détruisent le monde en devenant Sauron bis[12], si on le donne à un humain, pouf ça devient un Nazgul, tandis qu’un hobbit, hé bien, ils sont tellement pacifiques que le pire qu’ils puissent devenir c’est… Gollum.[13] Ce n’est pas heureux pour eux ou les poissons sur lesquels ils tomberaient, mais reste ceci : les humbles résistent mieux au mal.[14]

Certes, sauf qu’on ne traite pas la corruption face à un VRAI pouvoir, mais face à un pouvoir dont les règles ne sont pas super claires (et inventées). L’anneau a une capacité surnaturelle à provoquer le désir et la corruption des individus, difficile dès lors de l’équivaloir avec les sources de corruption mondaines et d’avoir de l’empathie vis-à-vis des personnages. On peut supputer un désir extrêmement fort, mais du coup on ne compatit qu’à crédit, et ça dépendra d’à quel point on peut s’investir pour quelque chose qui n’a pas de parallèle avec notre expérience. L’Anneau est en fait une pancarte disant [insérer tentation suprême ici] ce qui n’aide pas beaucoup.

On dit souvent que Le Hobbit est beaucoup plus enfantin que le Seigneur des Anneaux. Alors qu’il a des moments parfois plus complexes.

Après que Smaug ait été tué, les elfes de Thranduil viennent aider un minimum à la reconstruction de la ville, puis, pensant que les nains ont été bousillés dans le processus, décident d’aller récupérer le trésor sous la montagne. Ils arrivent pour se rendre compte que les nains ont fortifié les lieux et que Thorin, s’il accepte de rembourser les provisions offertes par les gens de Lake Town, ne veut pas céder quoi que ce soit de son trésor — alors même que les gens de Lake Town ont payé le plus gros prix de l’attaque du Dragon, et que Barde l’a tué — et appelle à l’aide son cousin Daïn des Monts de Fer en renfort.

C’est un moment très complexe moralement. Ca parle d’à quel point la force fait le droit, d’à quel point les nains sont en droit de récupérer leur trésor mais qu’ils ne peuvent réclamer l’aide de quiconque de peur de se le faire arnaquer dans le processus, d’où leur silence face au «Roi des Elfes», et d’où l’égoïsme aussi de Thorin sur la fin, de peur que s’il laisse entrer des gens pour transbahuter le trésor il en perde totalement la maîtrise.

Bilbo craint qu’une fois que les Nains seront arrivés en renfort, Thorin ne tergiverse plus, assuré de sa force. Il décide de voler l’Arkenstone (techniquement il l’avait volée avant même de rencontrer Smaug et avait considéré qu’il s’agissait de sa part du butin même s’il passait ça sous silence) et l’avait donnée aux assaillants de l’Erebor, pour qu’ils puissent échanger la pierre précieuse contre une bonne part du trésor. Si on excepte l’Arkenstone qui a le pouvoir de “ooh c’est trop joli je vais tous vous défoncer la gueule pour l’avoir” un peu comme les Silmarils c’est une situation réaliste.

Dans les livres, il n’est jamais occulté (enfin il faut fouiller un peu pour le trouver) que si les nains sont certes avares et vaniteux ces vices amplifiés chez Thror et Thrain viennent de ce qu’ils portent un des Sept Anneaux des Nains. Là, ils ne l’ont pas évoqué, et il semble juste qu’ils aient chopé une fièvre de l’Or (en tout cas pour Thror) qui n’a rien à envier à celle qu’on nous a présenté dans la Bande à Picsou et diverses autres aventures du vieux canard écossais. Je crois que dans The Hobbit:AUJ on voyait Thror courir vers son trésor alors même que Smaug attaquait. Je veux dire, c’est un peu pousser quand même.

Certes, il semble qu’il cherchait surtout à sauver l’Arkenstone, ce qui fait qu’à la fois ça raccorde le côté «objet magique brillant» et une forme de réalisme politique assez pertinent(«Sinon plus personne va me reconnaître comme Roi sous la Montagne vu qu’il faut un caillou brillant pour que les nains honorent leurs promesses de me servir»).

Je ne sais pas s’ils vont l’évoquer dans le troisième film (j’en doute) mais c’est également dommage de passer à côté pour une autre raison. D’accord, substituer à des problèmes rééls (l’appât de richesse et de pouvoir) des artefacts surnaturels, tels les Anneaux, empêche un certain réalisme. Mais quand l’histoire invoque autant ces anneaux, c’est dommage qu’on en voie si peu : les Trois ne ressurgissent qu’à la fin (où on découvre que Gandalf en avait un) et leurs pouvoirs sont nébuleux (protéger Fondcombe et la Lòrien ?), les Neuf ont changé les humains en Nazguls (et Sauron les possède désormais) mais point de trace des Sept (détruits par des dragons, sauf erreur ?).

The Hobbit:TDS a également ajouté à ce genre de morale mal balancée : Thranduil qui fait chier Thorin genre «Ton grand-père savait TRÈS BIEN que l’accumulation irraisonnée de richesses avait pour conséquence logique l’attaque de gros dragons» quand premièrement l’attaque de dragons n’est pas une conséquence réelle de l’accumulation de richesses, et deuxièmement que blâmer la victime est laid. Votre monde est rempli de choses que convoite Sauron : les palantíri, les Trois, les Sept… Eeeet, en fait, la totalité du monde.

Est-ce que tu blâmes ensuite les assauts des orcs sur l’usage de ces choses ? «Quelle bande de connards, ces gens qui ont un royaume viable que Sauron veut envahir».

C’est stupide, mais ça correspond au genre de morale fabriquées que Tolkien balance beaucoup.

Prenez A Christmas Carol. On montre explicitement les conséquences de l’avarice de Scrooge : il se coupe du monde par son travail acharné, se privant des plaisirs de la société ; son employé Ratchett étant peu payé, Tiny Tim son fils risque la mort faute de soins, etc. On peut discuter de la pertinence des ces accusations et de la culpabilité de Scrooge, mais ce sont des choses qui pourraient arriver.

Tandis que là, plutôt que d’attaquer la richesse des Nains sur ses vraies conséquences, genre la concurrence malsaine que ça créerait en société, les différences de pouvoir entre clans Nains de par la disparité des ressources naturelles ou que sais-je, on nous dit que les Nains ont creusé trop profond pour avoir de l’argent et du coup ILS ONT RÉVEILLÉ UN BALROG ou que les nains sont des connards parce qu’ils ont accumulé de l’argent et qu’un DRAGON LES A ATTAQUÉ.

Je suppose que si Tolkien avait pu écrire des suites, on aurait vu que la spéculation sur les denrées alimentaires invoque des goules et qu’à chaque fois qu’on finit pas son assiette, un chatons se fait broyer dans un mixer.

Et au moment où on va se latter la gueule ? Oh, des orques débarquent, alors on leur démonte la gueule à eux plutôt (parce que malgré nos différences, on est pas des orques). Ah, maintenant qu’on a pété la gueule aux méchants, on va mieux,

Pratique, les ennemis communs, absolument mauvais.

Tant mieux pour les personnages ça les destresse, tant pis pour nous, ça enlève aussi les tensions de l’histoire.

V

Même les plus sages ne peuvent voir toutes les fins. Enfin, si ils peuvent, quand ils ont besoin de balancer une morale au lance-pierres.

…et Thorin est mort, alors on peut partager la thune.

Parce que oui, Thorin claque, ainsi que ses héritiers.[15] Ce qui rend les négociations plus simple. L’Arkenstone est abandonnée dans sa tombe, ce qui, au fond, est une morale cliché sur les querelles d’héritage, je trouve : la bataille entre héritiers fait perdre sens à la récompense recherchée.

Mais ce n’est qu’un des quelques cas ou, comme par hasard, il se trouve que l’histoire s’arrange d’elle-même et que les héros n’ont pas à se compliquer l’esprit de prendre une décision difficile ou répugnante. Ce n’est pas un trope en particulier, c’est juste que l’histoire zigzague et esquive les difficultés.

Prenez la clémence mal placée de Gandalf. On connait ce passage, fort du Seigneur des Anneaux, sous la plume de Andrew Rilstone :

Gandalf’s severity when interrogating Gollum is in contrast to the mercy which Bilbo showed when he was in his power. This act of mercy is one of the actions on which the whole book turns. Frodo suggest to Gandalf that Bilbo should have killed Gollum because of what he has done and what he is:

“Do you mean to say that you, and the Elves, have let him live on after all those horrible deeds? Now, at any rate, he is as bas as an Orc, and just an enemy. He deserves death.”

Gandalf’s reply is one of the most famous passages in Lord of the Rings.

« Deserve it? I daresay he does. Many that live deserve death. And some that die deserve life. Can you give it to them? Then do not be too eager to deal out death in judgement. For even the very wise cannot see all ends. I have not much hope that Gollum can be cured before he dies, but there is a chance of it.”

[…]Gandalf could have argued that Gollum’s offences were not quite bad enough to deserve the death penalty. He could have argued that the Ring had so much control over him that he wasn’t fully to blame for his own actions. He might have said that Bilbo was neither a soldier nor a hangman, and therefore had no authority to kill Gollum, however much Gollum might have deserved it. Instead, he appears to fully accept that it would have been “just” to kill Gollum, but to reject the whole idea of “justice” — to regard it, in fact, as almost comically irrelevant.

Andrew Rilstone réfléchissant plus loin que moi quand j’avais 10 ans a bien sûr poussé la réflexion.(et ça vaut la peine, lisez-le)

Néanmoins, Gandalf dit que Gollum a “encore un rôle à jouer dans cette histoire”, et en même temps que les sages ne peuvent voir toutes les fins. C’est du foutage de gueule. Surtout quand à la fin Gollum sauve le monde en plongeant avec l’Anneau dans les profondeurs de l’Orodruin. Quoi, Gandalf l’avait prévu ? Dans ce cas, ça veut dire quoi, «les plus sages ne peuvent pas voir toutes les fins, mais moi je peux» ?

On dirait retrospectivement, vu comment ça se goupille, une invocation de la Divine Providence.

Andrew Rilstone argue qu’on peut découper la thèse de Gandalf en trois :

  1. C’est un monde injuste et tenter de tuer des gens ne va pas le rendre meilleur, dans la mesure où ressusciter des gens, ce qui serait nécessaire pour compléter cette vision naïve de la justice comme réparation, n’est pas possible.
  2. On ne sait jamais les conséquences d’un acte individuel, donc il ne faut pas tuer. (mais on sait pas non plus les conséquences de laisser quelqu’un en vie, épargner Gollum ayant été très néfaste si ce n’était pour le hasard heureux qui  changea son dernier crime en felix culpa.)
  3. Si Gollum était essentiellement mauvais, comme un Orc, quoique Tolkien n’ait jamais trouvé comment faire concorder ça avec ses positions catholiques, avides de rédemption, alors tuer Gollum serait juste, de la même manière que tuer Sauron est quelque chose de juste puisque jamais is ne se repentira et que sa mort est nécessaire à la réformation des orques.

Andrew note d’ailleurs que c’est une vision “utilitariste de la justice” mais ce dialogue  qu’il invente pour expliciter son opinion montre que ce n’est pas entièrement le cas:

“But Gandalf,” said Frodo “The very wise can no more see the consequence of leaving Gollum alive then they can of killing him: so our ignorance could just as well be used as an argument against showing mercy – or, indeed, against taking any action at all. And not taking action presumably has unforeseeable consequences of its own.”

“Indeed,” replied Gandalf “But you need a far greater degree of certainty to demonstrate that an action which is in itself bad (murder) is on this occasion good then to demonstrate that an action which is good in itself (mercy) is on this occasion bad. And setting him free is less irrevocable than killing him.” (Fear of Fire, a ticking bomb in lord of the rings?)

Pour un utilitariste, il n’y a pas d’actions qui soient bonnes per se. Seul leur résultat compte. Il n’y a donc pas de différence entre tuer et laisser en vie dans le choix : seule celle qui aboutit au meilleur monde doit être choisie. L’argumentation pourrait tenir, mais Sauron est tellement essentiellement maléfique, Gollum tellement instable, la mission dans laquelle ils s’engagent tellement risqué et Gollum ayant déjà fait preuve de traîtrise, il me semble que le quota de preuves nécessaires pour prendre des mesures à son encontre est largement dépassé.

Autre cas de clémence mal placée : Saroumane et Grima (aka Wormtongue) soit admettons que Sylvebarbe les laisse échapper. Pourquoi ne pas prendre de mesures à leur encontre quand ils les recroisent sur la route ?

De la même manière, Gandalf prophétise (ou feint de prophétiser que Bilbo est essentiel à l’expédition d’Erebor, ce qu’il fut, mais prétendre que c’était logique me semble absolument foireux :

Et je me pris soudain à parler avec feu et dit : «Ecoute-moi bien Thorin Oakenshield. Si ce Hobbit t’accompagne, tu réussiras. Sinon, tu échoueras ! Et j’en ai la prescience, et je t’en avertis.» (Contes et Légendes Inachevés, le Troisième Age, p.85)

Surtout quand il admet que personne n’y croyait :

«Ainsi fut entreprise l’expédition d’Erebor. Je doute fort qu’en se mettant en route, Thorin ait eu le moindre espor véritable de tuer Smaug. Et tout espoir était vain. Et pourtant cela arriva !» (ibid., p.86)

Cela participe à un nombre assez élevé de morales foireuses, parce que l’histoire se déroule de façon beaucoup trop pratique : des choses improbables arrivent et on conclut «AH EH BIEN C’ÉTAIT LA CONCLUSION LOGIQUE DE CES ÉVÈNEMENTS, EN VOILÀ UNE BONNE LECON».

Ainsi quand Gandalf dit que c’est l’avarice de Thorin qui l’a conduit à sa perte :

«(…)Hélas ! Thorin ne survécut point pour jouir de son triomphe ni pour contempler son trésor. L’orgueil et l’avidité eurent raison de lui, malgré tous mes avertissements.» (ibid., p. 87)

Euh, non ?

Je veux dire, oui, sa mort est significative, car elle montre qu’en période de difficultés il vaut mieux partager pour s’assurer la survie du monde plutôt que de se cramponner à un trésor dont on risque de n’avoir pas l’usage.

Mais ce n’est pas l’orgueil ou l’avarice qui l’ont tué, mais bien l’armée d’orques qui a submergé les forces conjuguée des Nains, Elfes et Hommes, souligne Frodon :

«Mais à coup sûr […] même si Thorin avait prodigué son trésor, il aurait pu quand même mourir au combat, il aurait pu être assailli par les orques !» (idem)

Gandalf admet, mais… N’ajoute rien.

Certes, il y a opposition de points de vues et Frodon incarne ici le bon sens, mais oh c’est Gandalf l’envoyé des dieux, sa parole pèse un peu plus que celle du sceptique. Et quand il conclut sur “HE BE CA FAISAIT BEAUCOUP DE HASARDS D’UN COUP” *wink wink* tout ce qu’on peut penser c’est “Providence”.

Dans The Hobbit 2 de Peter Jackson, d’ailleurs, on voit que Beorn a été un esclave des orques. Et il commence un discours «Beuh, j’aime pas les nains, ils tuent des gens… Mais j’aime encore moins les orques, alors tenez mes chevaux.» C’était un personnage sauvage, neutre, mystérieux, et on rajoute une couche de «j’aime pas les orques» par son esclavage. Ca devient personnel, alors que la raison «les orques bousillent la forêt», autrement dit la même que les Ents, c’était peut-être un peu plus intéressant.

Pareil pour Smaug, qui voit l’anneau sur Bilbo et parle des ténèbres qui se répandent. Smaug et Beorn sont de même trempe que les hommes sauvages qui guident Aragorn dans le Retour du Roi, qui ne pensent un peu qu’à leur cul, un peu de même nature que les Ents, plus inertes et moins évidemment tranchés que les autres. Plus sauvages. Plus naturels. Plus complexes.

Les simplifier n’est pas pour me plaire.

VI

Séparer le bouquin de son corpus

Si je devais définir la pédanterie, je dirais que c’est de communiquer de façon volontairement difficile à comprendre en prétendant que l’incompréhension de nos auditeurs vient de ce qu’ils sont déficients.

Jusqu’ici nous avons naïvement considéré que la complexité d’un oeuvre était facteur de sa maturité, et on n’aura pas manqué, s’il avait été possible de nous interrompre, d’éructer que le Seigneur des Anneaux dispose (en plus de certains passages moralement et émotionellement complexes) d’une complexité qui n’est pas émotionelle ou morale, mais bien dans le world-building, la construction du monde, qui est extremement détaillée et nécessite certainement un investissement qui peut décourager les plus jeunes : s’il est fastidieux d’apprendre la liste des rois de France, celle des rois de Numénor le sera d’autant plus parce qu’on n’aura même pas glâné un nom ou l’autre au fil de notre vie.

Lorsque j’ai eu le malheur d’à moitié agréer avec l’article de Stephen Bond (je pense que mon taux d’assentiment est bien moindre que 50% mais bon) on a défendu le SdA, notamment à l’aide des appendices.

La critique la plus iconique du Seigneur des Anneaux c’est sans doute Pourquoi Est-Ce Qu’Ils N’Ont Pas Pris Les Aigles Pour Jeter L’Anneau Dans La Montagne Du Destin ?

Sans conteste la moquerie la plus simple à faire contre les livres (et les films de Jackson) et qui recueille le plus grand nombre de soupirs exaspérés de fans.

Personnellement j’ai toujours trouvé cette critique drôle, parce qu’à la première lecture je n’y avais pas songé du tout. L’intervention des aigles semblait légitime, remplissait sa fonction dans l’histoire et récupérer Frodon la suite logique, jamais je ne me suis dit «ils auraient du être là plus tôt», jamais je n’aurais voulu abréger le livre. Je ne dois pas être le seul puisqu’il me semble que dans la répétition emphatique de cette critique évidente, il y a aussi de la culpabilité : on ne veut pas passer pour le neuneu qui n’avait pas vu une pareille absurdité.

Mais ce qui m’a convaincu que la critique était pertinente c’est la multiplicité des réponses des fans à ces critiques. Certains disent que ça n’aurait aucun sens de faire un livre de 30 pages, celui-ci étant bien plus distrayant, et que les Aigles apportent la dose de merveilleux dont a besoin l’histoire. D’autres que c’est évident que les Aigles sont les hérauts de Manwë, donc que voilà, ils n’auraient pas pu les poser en Mordor. D’autres que ce sont des créatures hautaines, et donc qu’on ne les convoque pas (ce que Gandalf fait pourtant à Orthanc, et en sortant des montagnes brumeuses dans le Hobbit). D’autres encore arguent que les Aigles sont des êtres fiers et puissants et donc qu’ils seraient sujet à la tentation de l’anneau, et ne pourraient donc pas transporter Frodon. Certains ont répondu qu’ils avaient pourtant transporté un Porteur de l’Anneau dans The Hobbit sans problème (Bilbo). Et on leur a re-répondu que le pouvoir de l’Anneau augmente en Mordor. D’autres réponses ont été tentées : ça attirerait l’attention de l’Oeil et des Spectres de l’Anneau (qui ont des montures volantes).

Bref, tout le monde prétend avoir la réponse ultime (dans le même désir de ne pas passer pour un neuneu qui aimerait une histoire où il se passe des trucs PAS LOGIQUES), mais ce dialogue ne démontre pas grand-chose d’autre que l’investissement dont font preuve des fans vis-à-vis de cet univers, en le prenant au mot.

Et surtout, que personne n’en sait foutre rien.

Par pitié, cessez la pédanterie incroyable qui voudrait que ce soit «évident» que les Aigles sont les hérauts de Manwë(surtout si vous n’expliquez pas plus avant ce que ça implique). Vous n’en saviez rien à la première lecture et moi non plus, ce débat constamment renouvelé montre que c’est déjà controversé.

Du point de vue de la morale Les Petits Sont Forts Aussi et Les Humbles Résistent Mieux Au Mal cela fait parfaitement sens d’envoyer un petit bonhomme aux pieds poilus sans renforts balancer un Anneau dans une montagne qu’il n’a jamais vu et dont il ne connaît pas l’itinéraire en comptant sur une âme damnée bipolaire pour le conduire. Mais si on s’imagine à l’intérieur du monde, c’est le plan le plus con du monde et le personnage le plus sensé reste Dénethor (qui bien sûr pèche par son manque de foi).

Mais il y aura toujours des gens, adeptes comme moi des débats qui considèrent les oeuvres de Tolkien comme une sorte de grand Talmud dont on devrait faire sens, pour dire, justement que la complexité du SdA et son arrière-plan mythologie que théologique fait que ce n’est pas fait pour des enfants.

Je dirais oui, mais cet arrière-plan ne peut pas être constitué entièrement du Seigneur des Anneaux.

On m’a demandé si je comptais les Appendices, qui sont quand même une source d’information extrêmement importante. J’ai répondu que non parce que lors de ma première lecture, je ne les ai pas lu. Ca ne m’a pas empêché d’apprécier l’histoire. On argue alors que les appendices/le Silmarillion/toute l’oeuvre de Tolkien/un doctorat en philologie est indispensable pour comprendre le SdA.

Il semble qu’il y ait deux opinions sur la quantité d’information disproportionnée qui constitue cet univers.

Some people are terribly impressed by the fact that Tolkien knows the name of all the kings and queens of the Rohan. Others protest; why the hell would someone’s private background notes be of interest to us?

Je crois me situer dans cette dernière catégorie.

Both views are fallacious.

Woh l’autre, hé.

The genealogical sections of Lord of the Rings are neither banks of factual information nor private background notes; they are delightful, tongue in cheek literary miniatures, written for the sheer joy of pastiching the genealogical sections of Genesis or the Anglo-Saxon Chronicle.

Bonjour, je n’ai pas lu de chroniques anglo-saxonnes et les passages généalogiques de la Génèse sont loin d’être aussi fouillées : 90% des personnages bibliques ne sont que des intermédiaires entre deux prophètes, qui se contentent de sortir d’un vagin et d’ensemencer le suivant. On a tout de même une phrase sur chaque Roi de Numénor.

Ensuite je ne crois pas que «Tolkien a écrit ça parce qu’il était un vieil académicien un peu foufou» exempte son oeuvre de toute critique. Certes, ça peut expliquer sa passion pour les généalogies foisonnante, mais ça n’explique en aucun cas que des parts essentielles à la compréhension de certaines scènes soient exemptes du SdA, surtout quand on nous donne des informations aussi inutiles que l’arbre généalogique des Brandeboucq dans les appendice. Là ça ressemble clairement à un pied-de-nez et à une mise au défi de son lectorat, l’incitant à décrypter les allusions.

On n’est plus lecteur d’une épopée, on devient historien d’un continent fictif. Certains estiment ce grapillement d’info indispensable à l’expérience de lecture du SdA, moi pas vraiment.

Prenons la scène du pont de Khazad-dum : internet semble focaliser sur la catchphrase, le combat, et le Balrog, rare trace du monde ancien explicite dans le SdA, surtout parce que c’est la première grosse action fantastique du livre : Gandalf a bien allumé un feu pendant leur tentative d’alpinisme et il se sert de son bâton pour éclairer, mais là il a utilisé «un mot de commandement» pour sceller les portes, et on a un combat épique.

Mais ce qui est extrêmement marquant, même lors de ma première lecture, c’était le discours de Gandalf :

«Je suis un serviteur du Feu Secret, qui détient la flamme d’Anor. Vous ne pouvez passer. Le feu sombre ne vous servira de rien, flamme d’Udûn. Retournez à l’Ombre! Vous ne pouvez passer. » (SdA, FR, II, 5)

Il était certain que l’opposition ombre/lumière avait quelque chose de mystique, et peut-être que l’invocation de noms non-explicités (ici Anor et Udun) est un des tropes les plus fatigants que Tolkien ait lancé, nombre d’écrivaillons estimant désormais qu’accoler un nom étrange à un artefact nous pousserait à lui imaginer une force symbolique sans qu’il se fatigue. Pour être franc, j’ai appris qu’Anor était le soleil il y a seulement deux semaines et qu’Udun désignait Utumno en Sindarin, au moment même où j’écris cette phrase.

Pourquoi est-ce que je n’ai jamais cherché auparavant ? Tout simplement parce que c’était parfaitement inutile. Tolkien fait souvent ça : nous balancer des noms, puis on doit se démerder avec, mais là il n’était pas très dur de compléter surtout dans une axiologie ombre/lumière aussi évidente :

«Je suis un serviteur du [principe magique du bien, parce que Gandalf est gentil], qui détient la flamme de [puissance lumineuse du bien]. Vous ne pouvez passer. Le feu sombre ne vous servira de rien, flamme de [puissance ténébreuse du mal]. Retournez à l’Ombre! Vous ne pouvez passer. »

Pour un enfant c’est parfaitement normal de faire ça en permanence quand on lit, parce qu’il nous manque simplement la culture générale pour comprendre l’histoire évoquée. On bouche les trous. Quand on nous dit «C’est aussi horrible que le Massacre de Saint-Borborygme en 1675» on se dit «c’est aussi horrible que [vieux truc horrible]» et on essaie de retenir le nom histoire de lier ça à la prochaine évocation parce que c’est ce qu’on fait pour TOUT et que c’est le seul moyen de progresser. Quand on voit une pancarte, on s’imagine simplement où elle va. On bouche les trous.

Quand on écrit, on est forcé de recourir à pareils artifices. Et en fantasy, surtout parodique, on ne s’en prive pas.

Entre la chute de l’Empire d’Or et l’avènement des Pères de Mrryn, alors que les horreurs sans nom du Cycle de Sang n’étaient déjà plus que légendes terrifiantes et que les Dieux Aînés n’avaient pas encore commencé à comploter pour leur retour, le monde connut une ère troublée appelée Âge Bornérien.

[c’était] un temps où encore se dressaient les ruines cyclopéennes des cités perdues de Xhan, pleines des cris des âmes suppliciées en ces lieux vingt siècles plus tôt, de sombres et mystérieuses forêts recouvraient alors la Terre et donc le papier ne coûtait pas cher, ce qui explique qu’on y aimait tant les interminables introductions.

(Les Aventures de Kalon #1)

(=Je comprends rien mais ç’a l’air cool)

Quand on fait référence à quelque chose dans l’histoire, parfois ça pointe sur quelque chose de réel, exploré ailleurs, et parfois c’est juste un trompe-l’oeil, une fenêtre qui pointe un décor en carton, ainsi dans Avengers de Joss Whedon, quand Black Widow et Hawkeye font référence à “ce qui s’est produit à Budapest” ou dans cette nouvelle que j’ai écrite pour le Tétynons Ogma : je ne dis pas ce que sont les rôdeurs ni ce qu’est le chauffeur de bus, mais on en voit les grandes lignes, en outre, cette bizarrerie contribue à l’effet obtenu.[16]

[Tolkien] does it all the time. I wonder if he knows he’s doing it, or if he simply forgets that you-the-reader have just bought volume one and therefore can’t look things up in the appendices even if you want to. So, Gondor ‘recalls the glory of Numenor ere it fell’, does it? And what would that glory be? Gandalf has begun his narrative by speaking of Numenor, ‘its glory and its fall’; a hundred pages earlier, Aragorn has narrated a story concluding ‘And of Earendel came the kings of Numenor’ but that is all we have to go on. Several times in the book, the elves recite a poem beginning ‘A Elbereth! Githoniel!’. In Mordor, Sam pretty much uses the couplet as a cross to repel a vampire, or in this case a spider. Frodo expresses surprise that the first set of elves he meets ‘spoke the name of Elbereth’. Who is Elbereth? According to the Simarillion she is one of the Valar, the demi-goddess of the stars, with special executive responsibility for elves. I suppose the fact that the elves say things like ‘May Elbereth protect you’ might clue us in. But we aren’t told explicitly.

Does it matter? Are we happy to read the book and file Numenor under ‘old splendid place; fell a long time ago’ and Elbereth as ‘important person, something to do with stars, reverenced by elves’? In a way, this adds to the solidity of the book, to the sense that Middle-earth exists outside of the confines of one novel. But it also turns the book into a sort of puzzle, a complicated thread of back and forward reference which the dedicated enthusiast can attempt to solve. (The Silmarillion is the solution, but the Simarillion is so unbelievably dense that merely reading it can be treated as a puzzle in its own right.) Where a normal, sane novel expects you to interpret metaphors, follow the author as he delineates character and create a little day dream in your mind, Tolkien expects you to remember facts, check things on maps, and maybe even jot down data on the back of an envelope. The better you do this, the more you get out of it, I wonder if this is why it is so popular with people who don’t like books? (Is Tolkien Actually Any Good)

Comprendre la Terre du Milieu, et établir les liens entre le SdA, les Appendices, le Silmarillion, les Contes et Légendes Inachevés, les Lais de Bereliand… Oui, ça demande un temps et un investissement énorme, mais après y avoir passé tous vos week-ends et vos soirées, vous pourrez être d’une pédanterie sans borne avec vos amis, et vous aurez une compréhension totale du Seigneur des Anneaux.

…Ou alors vous pouvez juste sauter les passages compliqués et magouiller le reste en votre esprit comme on le faisait enfant ?

Je n’ai pas vu qu’il y avait une carte avant d’être au moins au livre VI, donc pour moi l’Isengard n’est pas , elle est bien plus au Nord. J’avais tellement l’habitude de sauter les passages relous que je n’ai pas compris que les Nazguls étaient les neuf rois humains qui avaient porté l’anneau. Je pensais qu’ils étaient une création postérieure, sans doute de par l’absence de nain nazguls (des nainzguls ?) qui découlerait de l’existence des Sept. Et pourtant j’ai adoré. Au final j’ai eu une expérience comparable à l’adaptation cinéma de Jackson, moult backstory manquant.

Quand je l’ai relu vers 13-14 ans, j’étais habitué à comprendre, à trouver les métaphores, les liens, les références, et à les stocker en mon esprit comme un écureuil rembourrant ses bajoues, attendant que ça paie. Mais à la fin, nombre de pancartes pointaient dans le vide, d’où frustration.

Et narrativement les appendices sont pauvres. “Bon maintenant qu’on a sauvé le monde, vous voyez qui c’est Arwen et Aragorn ? Ben voilà leur histoire.” Est-ce que ç’aurait été impossible de le raconter pendant ? Quand il y avait de la tension ?

Ensuite “Tiens des trucs sur les nains”, alors qu’il n’y a qu’un seul personnage nain vivant dans ce bouquin. Oui la Compagnie va dans la Moria, dont la backstory pertinente se résume à “abritait des nains. Morts. Dont Balin (cousin de Gimli)”.

Qu’il soit clair que ce n’est pas une attaque contre les textes/images annexes à une histoire. Homestuck est une histoire qui mêle bande dessinée, cases animées en gif[17], niveaux de jeux vidéos en guise de cases, des pavés de texte intra-mondain, etc. C’est un bon exemple d’intégration, puisque ces éléments sont mis à un moment précis de l’histoire, et qu’ils y ont leur place. Dans Watchmen, il y a des articles de journaux, des extraits de livres et de dossiers secrets entre les chapitres. Ca apporte à la densité du monde, certes, mais c’est absolument dispensable, et ça m’a ennuyé, à ma première lectre d’y attacher de l’attention. C’est un mauvais exemple d’intégration.

Dans le Seigneur des Anneaux, la carte est un bon exemple, la porte de la Moria, l’inscription de l’anneau, les poèmes etc. tout ceci est bien inclus dans le flux narratif. Mais la mort du grand-père d’Argorn face à des trolls racontée en une ligne après que l’histoire soit finie ? Rien à battre.

Ce que je critique, c’est qu’on nous laisse choisir dans quel ordre et avec quelle importance on doit traiter chaque évènement de ces annexes, et ça, c’est… Relativement intelligent, mais du coup, je doute qu’on puisse mettre au compte du talent de romancier de Tolkien le boulot qu’il nous laisse faire.

La construction du monde, si Tolkien semble bien avoir eu une fièvre créatrice dans cette direction, ne me semble pas un frein pour les enfants pour les raisons que j’ai évoqué, et ça peut même ajouter au caractère adulte du bouquin, par la dépiction complexe du monde qui est fait. Galad signifie à la fois les arbres (Galadhrim) et la lumière( Gil-Galad, Galadriel). Pourquoi ? Parce qu’à Valinor les arbres étaient dispenseurs de lumière. Tolkien a truffé son monde de mécanismes linguistiques crédibles, d’évolutions phonétiques plausibles, qui reflètent ces mêmes mécanismes dans notre monde. Cependant, j’ai l’impression que je n’ai la culture linguistique nécessaire pour apprécier cette profondeur, et que je me limite donc à “waoh il a inventé une langue non-fonctionnelle” comme tout le monde.

Et je crois que ces pancartes ne sont pas importantes pour jauger le SdA, la lignée d’Elros n’a aucune importance dans l’histoire d’Aragorn (sérieusement, il serait petit-fils d’Ysildur, ça serait pareil), pas besoin de connaître l’histoire de Beren pour comprendre ce que Sam dit, pas besoin de piger Elendil (bon là quand même un peu) pour croire au pouvoir magique de la flasque brillante, etc… Mais la frustration qu’elles génèrent est nécessaire pour motiver la fouille des appendices, il faut avoir la rage au coeur, la soif de savoir pour assimiler tant d’information.

VII

Sur le Silmarillon

« The Silmarillion […] is often compared with the Old Testament, especially by people who haven’t read either. » – Andrew Rilstone

Et aussi par des gens qui n’ont lu que l’un des deux.

So, what is The Silmarillion?  It’s the mythical backdrop to Lord of the Rings; or, rather, it’s more of that backdrop, since much of it was in the appendices already.  To attempt a rather pretentious analogy, it is not unlike the Old Testament against which LotR is the New; it’s not that you exactly need it to make sense of the more accessible book; but knowing the Old, and understanding it, casts a new light that makes the New shine more brightly, hold together more tightly, sing more clearly.  It gives fresh and informative angles from which to view the much-loved and maybe over-familiar text.(Mike Taylor)

Je crois que le Silmarillion est bien l’Ancien Testament du Seigneur des Anneaux, mais c’est au contraire le Nouveau Testament qui éclaire l’Ancien. Une fois le message de Jésus en tête, on peut essayer d’en déceler les précurseurs dans l’ancienne moitié de la Bible, en établissant des parallèles avec l’histoire de Jonas et Joseph par exemple :

Cependant, l’Ancien Testament est une histoire complète. Enfin, elle a certes été complétée quand l’Apocalypse de Saint-Jean ajoute la touche «oh, au fait, vu que vous savez comment ça a commencé, spoilers, voilà la fin.» mais en tout cas, on peut lire cette collection d’histoire sans théologie chrétienne. Des gens le faisaient et le font encore d’ailleurs, ça s’appelle des Juifs, parfois.

Par contre ce dont on ne peut pas se passer, c’est une exegèse. Quand le texte dit simplement «Et là, il y a Dieu qui est descendu sur Terre et Jacob s’est battu avec. Fin.» on est OBLIGÉ de bricoler une interprétation de ce passage. Et si on se moque des vils paysans médiévaux qui étaient chrétiens sans lire la Bible, j’aimerais rappeler que la chrétienté tient plus à ce qui a été fait en dehors. On a donc vu la démocratisation de la Bible comme un bien, parce qu’enfin on pouvait arriver au VRAI CHRISTIANISME et arrêter de se faire entuber par les prêtres sauf que c’est bête : même si on vous rend le texte, vous le verrez toujours – partiellement – avec les yeux de l’Eglise, en y cherchant les concepts qu’elle a développé.

Sans exégèse, c’est la Lutte de Jacob contre Dieu. Avec, ça devient contre l’Ange. Vous voyez la nuance ?

Il faut forcément une doctrine pour unifier tout ça et le SdA en a une également.

Combien de fois n’ai-je pas entendu un ami me raconter l’histoire d’Elendil, m’expliquer le destin des Sept, me raconter que les Aigles sont des hérauts de Manwë, et que Gandalf est un maia, etc. Et même si je n’ai pas lu le Silmarillion, je ne peux pas me passer de ces concepts par après. Je me sens obligé d’utiliser la hiérarchies qu’on m’a passé, et effectivement, dès lors les choses semblent différentes, plus profondes, et la théologie catholique outrageusement évidente,mais je ne l’ai pas lu du tout, au départ, c’est par les discussions, les forums, wikipédia, que je m’instruis sur ces matières et franchement, sans cet espèce de clergé fan de Tolkien, cette exégèse externe pour pointer les liens, je crois que je pourrais lire le Silmarillion sans rien en tirer.[18]

Au bout d’un moment, il faut arrêter de prétendre que le Silmarillion est une narration bien gérée. On dirait le récit monotone d’un gosse faisant guerroyer ses poupées et leur donnant des noms différant d’une syllabe et pas la moindre personnalité. Je ne l’ai pas lu entièrement, m’étant arrêté à la fin du premier tome[19] avec l’histoire de Beren et Luthien.

J’entends, Tolkien admet qu’il a toujours eu du mal à relire des livres (Lettre 138) et il s’attend à ce qu’on supporte un livre pareil ?

Ensuite, Tolkien a ôté de son aveu presque toute référence religieuse du SdA, quoique le catholicisme soit une part essentielle de la philosophie que le sous-tend :

« The Lord of the Rings is of course a fundamentally religious and Catholic work, unconsciously so at first, but consciously in the revision. That is why I have not put in, or have cut out, practically all references to anything like « religion », to cults or practices, in the Imaginary world. For the religious element is absorbed into the story and the symbolism » (Letter 142).

Il reste quelques traces. Les grâces que prononce Faramir. Les Elfes invoquant Elbereth. Des choses plus subitles aussi. L’interdiction du suicide. Evidente dans la condamnation de l’abdication de Denethor :

“Authority is not given to you, Steward of Gondor, to order the hour of your death” (LotR, RK, V, 7 : “The Pyre of Denethor”)

 plus subitle quand Gandalf dit avoir été renvoyé parce que son heure n’était pas venue :

« Naked I was sent back – for a brief time, until my task is done. And naked I lay upon the mountain-top. … There I lay staring upward, while the stars wheeled over, and each day was as long as a life-age of the earth. »  (LotR, TT, III, 5, « The White Rider »)

Sa tâche n’était pas finie. Dans les deux cas quelqu’un se voit refuser la mort, parce qu’il reste des choses à faire et que seul Dieu peut décider de l’heure de mort de quelqu’un.

Trace aussi le commentaire fait à Denethor sur l’immolation de sa famille :

‘[…]And only the heathen kings, under the domination of the Dark Power, did thus, slaying themselves in pride and despair, murdering their kin to ease their own death.’ (LotR, RK, V, 7 : “The Pyre of Denethor”)

Heathen” n’est certes pas aussi clair que “pagan”, néanmoins cela renvoie à une longue tradition chrétienne (depuis au moins Saint-Augustin j’imagine[20]) qui veut que les païens (i.e. le reste du monde) n’adorent pas des entités inexistantes, mais bien plutôt qu’ils invoquent Satan, présenté sous des masques différents. Cela a deux conséquences théologiques évidentes :

  1. Ca évite de se poser la question de la multiplicité des religions. Si des religions naissaient du néant, on pourrait se poser la question de pourquoi, ensuite on se poserait la question de savoir si le christianisme n’en est qu’une parmi d’autre.
  2. Etant donné que Satan a un réél pouvoir, on peut considérer que son culte n’est pas seulement une perte de temps, mais provoque une nuisance réélle. Voilà pourquoi il est plus efficace aussi de prétendre que les sorciers ont un réel pouvoir, ça permet ensuite de mobiliser des forces sociales punitives à leur encontre, alors que s’ils ne font qu’adorer des statues, eh bien, tant pis.

Le problème vient peut-être de ce que le Silmarillion n’était pas fini. Il y a fort à parier que les améliorations finales, si Tolkien avait vécu 150 ans, n’auraient pas beaucoup dilué la prose monotone, mais peut-être que ça aurait rendu le récit plus intéressant en soi. J’entends, il y a effectivement la réponse à certains bouts pendants du SdA, mais pour aller les rechercher il faut déjà investir une énergie considérable ne serait-ce que pour suivre l’histoire des Valar, des Silmarils, de Melkor.

On ne peut s’identifier à personne. Ce sont des automates de chair qui se promènent, rient, se rencontrent, jurent de tuer tous ceux qui mettraient la main sur les bijoux de famille, mais on n’en a absolument rien à foutre.

On a 14 et quelques dieux ou demi-dieux on s’en fout, mais sérieusement, ils sont surdéterminés. Trop définis par rapport à leur implication. On se sent comme invité chez quelqu’un qui se vante d’avoir ses placards plein de saumon fumé et d’être capable de faire des omelettes norvégiennes parfaites, puis on passe à table et on nous sert un plat de spaghettis sauce tomate.

(Les spaghettis étant ici des histoires de vol, de destruction et de vengeance.)

Et à part ça ? Ca raconte une bataille contre les forces du mal. Original.

Prenons un autre exemple, Dumas. Lui aussi écrit dans un univers continué et complexe. Bon, c’est notre univers, du coup il a moins de boulot à faire, mais quand même, pour l’enfant de 9 ans cela ne fait pas grande différence.

Quand vous lisez Le Comte de Monte-Cristo, vous ne connaissez peut-être rien des Cent Jours, de Louis XVIII, de l’Ile d’Elbe, de Waterloo, mais vous pouvez aussi bien boucher les trous quand vous lisez Edmond Dantès piégé par l’accusation de bonapartisme, car sous Napoléon c’est être patriote, sous le Roi, c’est être un traître, et il n’était ni l’un ni l’autre. Connaître ces entités peut néanmoins donner une nouvelle profondeur à l’histoire. En la replaçant dans son contexte, on lui donne son ampleur.

Dumas a effectivement balisé une bonne part de l’histoire de la France avec ses romans. La Reine Margot précède les Trois Mousquetaires. Et il y a effectivement des concepts qui se transmettent de l’un à l’autre et qui évoluent : l’honneur, la définition du pouvoir, de la monarchie, etc. Comprendre ces notions peut être utile pour replacer les événements dans leur contexte, se rappeler que le Louis du Vicomte de Bragelonne descend du Henriot de la Reine Margot.

Néanmoins a-t-on besoin des premiers romans pour comprendre les suivants ? Non ! On a besoin des notions historiques qui ne sont ni ici ni là, mais plutôt dans les manuels d’histoire.

Et là, c’est pareil.

On a plus besoin de l’exégèse que du prologue.

Le Seigneur des Anneaux est une histoire appréciable à part, et il a été fait pour ça. Le décor géographique créé par Tolkien ne me semble que ça : un décor. Quand il a consciemment amputé les la plupart des points théologiques qui prendraient racines dans le Silmarillion, je vois mal pourquoi on préciserait ces points indispensables.

J’ai l’impression qu’on essaie à tout prix d’excuser la simplicité des secrets découverts par les sentiers étroits qu’il fallut emprunter.

Mais remarquez, remarquez, ces manquements nous font presque accroire que ces écrits sont effectivement tombés d’un monde déchu, dont les clés nous manquent, et qu’ils ne sont entre nos mains que par erreur.

Sans doute était-ce le but.

Et sans doute à les décrypter n’a-t-on l’air que d’enfants à vos yeux.

Oeuvres citées

Fiction

Anonyme, La Bible

Divers auteurs, Fantômette

‘Asp Explorer’, Les Aventures de Kalon #1, Kalon et l’île du Dieu Fou

Dahl Roald, Le Bon Gros Géant.

Dickens Charles, A Christmas Carol.

Dumas, Alexandre (Père)

  • La Reine Margot
  • Les Trois Mousquetaires, Vingt Ans Après, Le Vicomte de Bragelonne
  • Le Comte de Monte-Cristo

Finne, Anne, La Tête à l’Envers

Louÿs Pierre, Trois Filles de Leur Mère

Moka, Sorcier! (8t.)

Rowling, J. K., Harry Potter (7t.)

Tolkien, John Ronald Reuel

  • Contes et Légendes Inachevées (3t.)
  • Le Hobbit
  • Le Seigneur des Anneaux (3t.)
  • Le Silmarillion (2t. des fois)

Verne Jules, Vingt Mille Lieues Sous Les Mers

Autres textes

Saint-Augustin, La Cité de Dieu

Evans-Pritchard E. E., Witchcraft, Oracles and Magic among the Azande, chap. 4 [pdf]

Rilstone Andrew

Stephen Pond, A Notable Work of Children’s Fiction

Tyler Mike, The long overdue serious attempt at the Silmarillion

Bandes dessinées

Alan Moore, Watchmen

Films

Hannibal (série de la CBS)

Le Hobbit et le Seigneur des Anneaux, adaptés par Peter Jackson

  • An Unexpected Journey (The Hobbit:AUJ)
  • The Desolation of Smaug (The Hobbit:TDS)

[1] Puis de le revaloriser en blâmant ceux qui perdent leurs âmes d’enfants… On est relou comme société.

[2] Certains diront qu’il ne s’agit pas tant de dévaloriser les jeunes lecteurs que de les acclamer pour réussir à entrer dans pareille haute littérature. Je ne pousserais pas l’auto-flatterie jusque là (“Le Seigneur des Anneaux est un livre très mature, donc j’’étais très mature pour mon âge”) ni ne réhausserait le SdA d’autant.

[3] J’avoue n’en avoir certainement pas lu le meilleur.

[4] CE QUI N’EMPÊCHE PAS QU’IL Y A DES MOMENTS PLUS PROFONDS j’en ferait même une liste un peu plus bas, pour vous satisfaire.

[5] EH BIEN DEVINE QUOI LES MORTELS AUSSI

OU MOURIR LES PREMIERS

Y’A PAS MILLE POSSIBILITÉS

[6] Contes et Légendes Inachevés, Le Second Age, II, pp. 67-68.

[7] Je ne sais pas si intertextualité – qui renverrait plutôt aux liens du texte avec d’autres textes–est le bon mot, mais du traitement des textes dans le texte, comment divers personnages les mettent en relation.

[8] Il était déjà délégué par T’Noor (donc important) lors de la lecture d’une prophétie du Grand Devin à la naissance de Finn, 16 ans avant le début de l’histoire.

[9] Contes et Légendes Inachevés, Le Second Age, II, p. 68

[10] “But we have seen that light before, and it has long been rumoured in the City, that the Lord would at times wrestle in thought with his Enemy.” Beregond (LotR, RK, V, 7)

[11] Enfin, vous avez peut-être eu plus de chance que moi.

[12] Ou Morgorth bis bis.

[13] Sam a également une sorte de fantasme de puissance lorsqu’il enfile l’anneau, il s’imagine devenir le plus grand jardinier du monde. On a vu pire comme fantasme de puissance.

[14] On voit que la morale est pessimiste : on ne peut résister indéfiniment au mal pur. Frodon cède et met l’anneau. On ne s’attendait pas à moins d’un catholique fervent.

[15] I.e. Fili et Kili

[16] Tolkien lui-même y recourt, il n’a pas pu tout expliciter, tout mettre sur papier. Les chats de la Reine Berùthiel peuvent compter comme une occurrence, vu les mentions et le peu d’info qu’on a dessus, du moins qu’on a eu pendant longtemps.

[17] donc techniquement du dessin animé

[18] D’ailleurs je l’ai fait.

[19] Ed. J’ai Lu, trad. Pierre Alien, 1977.

[20] “Et voilà comment il arrive que les païens, en se faisant des dieux qui ne sont pas même des démons, et en adressant leurs supplications à des esprits immondes, sont sous l’empire, non des dieux, mais des démons” La Cité de Dieu, Livre VII, chap. 14, “Des fonctions de Mercure et de Mars”. [lien]


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