“Plus par un échange avec la nature…”

« Bien plus par un échange avec la nature que par un échange avec la société »

Quittant la caisse de Payot je tombe sur un rack de livres pour communier avec la Nature : chalet, randonnée, camping, survie… Un manuel pour en construire proclame « La cabane c’est la liberté », un rêve d’enfant, dit-on. Forcément, au rythme des confinements, on a vu sur la toile une vague esthétique dite Cottagecore [1] : femmes en robes d’antan au grand air, travaux manuels, pâtisseries, songe éveillé d’une vie plus simple dans un cottage, une petite maison fermière. On vit fleurir jadis des sites de Cabin Porn [2] mais, ce fantasme se voulant plus viril, on y sentait le brouillard humide des forêts plutôt que la chaleur enfarinée du foyer.

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Je baisse les yeux : quinze exemplaires de Walden (1854) par Henry David Thoreau, peut-être l’ancêtre de tous les autres bouquins ici. [3] Il y raconte son exil volontaire au bord du lac Walden dans un cagibi construit de ses mains, et comment par cette vie pure et autonome il revint à l’essentiel. Il n’a pas inventé l’ermitage, certes, mais il écrit en observateur plus qu’attentif de son écosystème forestier, parfait pour notre soif d’écologie ; et son pacifisme engagé colle à notre timidité politique. [4] Un chapitre, il se passionne même, comme nos confinés, pour la fermentation du pain.

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La pandémie a frappé. Que vous ayez la chance relative de travailler chez vous, votre intimité envahie par un bureau improvisé, que votre travail soit jugé trop indispensable ou concret pour qu’on vous protège du virus, ou encore que vous soyez mis au chômage et angoissé pour l’avenir, vous aussi dépendez toujours des mêmes chaînes de provisions mais au compte-goutte que la prudence sanitaire impose, les mêmes dettes mais tous vos loisirs annulés. Alors bien sûr, quand le soir tombe sur les donjons bétonnés des villes, nous rêvons, nous rêvons

Nous rêvons d’habiter quelque part une maison isolée pour assurer notre liberté […] la vie en communauté serrée est une astriction imposée par le fait même de la ville (évènement irrésistible) et souffrant dans notre liberté compromise, nous rêvons (bien chimériquement) de briser le phénomène collectif qui nous enchaîne. [5]

Le Corbusier glisse ce cri du cœur dans son Urbanisme (1925) entre deux arguments rationnels pour raser la vieille ville de Paris et y bâtir un quadrillage d’immenses tours séparées de grands espaces verts (pour respirer) — Solution inhumaine à la quadrature du cercle : comment garder la densité de la ville, mais sans bouchons, et garantir un habitat agréable à tous, tout en construisant vite ? Ironiquement, lui-même aura son célèbre Cabanon de 15m² à Roquebrune-Cap-Martin, et plus petit encore une “baraque” de 2 x 4m. [6]

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Il met le doigt sur le problème : c’est un fantasme compréhensible, inévitable, vue notre vie moderne, mais pris au sérieux c’est un fantasme fondamentalement antisocial.

Déjà, pourquoi s’arrêter là ? Poussons l’ascèse plus loin ! Pourquoi ne pas dormir dans un trou dans le sol ? Quand Marie-Louise Von Franz achète des outils pour se construire une cabane dans les bois sans même l’électricité, le vendeur la surclasse en lui disant :

Vous quittez la civilisation, et vous avez raison. C’est ce que j’ai fait il y a longtemps. Je travaille trois ou quatre mois par an, puis je vais sur une des plus hautes montagnes des Alpes, j’achète du jambon et du vin, je monte encore plus haut et je me construis une sorte de nid de pierre et de bois dans les rochers. Je me dévêts alors et s’il n’y a personne alentour, je pars nu sur les glaciers à la recherche de cristaux. [7]

Mais même sans revenir tout nu à l’Age de Pierre, la solitude a un prix. Dans Le 18 brumaire de Louis Bonaparte, Karl Marx s’interroge : pourquoi le futur Napoléon III fut-il soutenu par les paysans, apparemment contre leur intérêt ? Parmi son diagnostic :

Leur mode de production les isole les uns des autres, au lieu de les amener à des relations réciproques. Cet isolement est encore aggravé par le mauvais état des moyens de communication en France et par la pauvreté des paysans. L’exploitation de la parcelle ne permet aucune division du travail, aucune utilisation des méthodes scientifiques, par conséquent, aucune diversité de développement, aucune variété de talents, aucune richesse de rapports sociaux. Chacune des familles paysannes se suffit presque complètement à elle-même, produit directement elle-même la plus grande partie de ce qu’elle consomme et se procure ainsi ses moyens de subsistance bien plus par un échange avec la nature que par un échange avec la société. [8]

Atomisés ainsi, ils ne peuvent pas rêver d’autre projet politique qu’un patriarche qui fasse pleuvoir la foudre depuis le pouvoir exécutif. Donc quand, sur le bulletin de vote, arrive le nom légendaire Napoléon

Fuir radicalement la société n’est pas, en soi, révolutionnaire, surtout pour se réfugier dans une fausse nostalgie. Marie-Antoinette avait déjà le Hameau-de-la-Reine, un village artificiel pour y jouer à la bergère. [9]

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Les jupons à carreaux des femmes au foyer Cottagecore ont un arrière-goût réac, mais vous espérez peut-être que ces ermites modernes restent connectés à leurs frères et sœurs humains. Ce n’est pas Thoreau qui nous rassurera ici. Comme le dit Kathryn Schulz, son « fantasme de la vie rustique » est surtout un fantasme « d’échapper aux enchevêtrements et aux responsabilités de vivre avec d’autres gens. »[10] Le livre est froid. Un ouvrier tombé dans le lac gelé se sèche chez lui. En le voyant enlever ses couches de loques, Thoreau songe « plutôt que lui offrir encore plus de haillons, je ferais mieux de me payer une belle chemise », ce serait un meilleur investissement. Pas la peine de lire les journaux, dit-il, rien d’important ne se passe jamais à l’étranger — et dans ce “rien” il inclut la Révolution Française. Provocation, oui, mais dans son désir de table rase, il rejoint même le bulldozer du Corbusier : « Délivrez-moi des villes bâties sur le site d’une ville plus ancienne, dont les matériaux proviennent de ruines et les jardins de cimetières. »[11] On songe aux futuristes italiens (certes tout le contraire de Thoreau) tant voués à la vitesse, à la force, qu’ils rejoignirent le fascisme. Et Le Corbusier lui-même…

Il y eut d’ailleurs dans le nationalisme allemand dont sortira le nazisme des courants dits Völkisch, réactionnaires dont le racisme intégral visait la régénération du Volk [12] allemand par le retour (en diverses capacités) aux mythes et coutumes des anciens Germains. Même si c’est une part de moins en moins importante de la production — et en fait parce que cette part diminue — c’est un paysan qui représentera le Vrai Travail Honnête, pour faire taire les revendications légitimes des ouvriers indispensables que nos villes entassent. Montrons-le blond et musclé, puisant sa force dans la Nature comme seuls les Aryens savent le faire. Blut und Boden, le sang et la terre. [13]

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Mais la boussole politique de Thoreau ne pointe pas vers le passé. Kathryn Schulz note une exception de taille à sa grande indifférence : son abolitionnisme. Il a condamné les lois sur les esclaves fugitifs, soutenu les réseaux souterrains d’aide aux esclaves, plaidé pour John Brown et refusa de payer des impôts au Massachusetts, ce qui l’amènera en prison. [14] L’esclavage, dit-elle, « était et reste la crise morale et politique centrale de l’histoire américaine, et une bonne part du statut de Thoreau tient à ce qu’il s’y opposa absolument ». Il dénonce aussi les nombreux maîtres qui asservissent les travailleurs du Nord et reconnaît avec compassion : « La plupart des hommes mènent une existence de désespoir tranquille » passant presque toute leur vie à la gagner. [15] Mais son seul remède c’est une triste caricature de stoïcisme : pas content ? Soulève-toi par les bretelles de ta vertu, comme moi. Une place assurée dans le canon américain.

Historiquement, deux gros facteurs ont paralysé le mouvement ouvrier américain. Thoreau affronta le premier, le racisme et l’esclavage [16], mais sa solution puise au second : le contexte colonial et son abondance de terre. « L’expansion économique, la conquête du continent et le mouvement vers l’Ouest entraînaient pour les ouvriers des possibilités permanentes d’échapper à l’organisation industrielle, en particulier en devenant des agriculteurs. » [17]

Après tout, des pointes de flèches amérindiennes apparaissent dès qu’il gratte la terre [18] trace de ce grand crime dans les fondations du pays.

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Quand nous plongeons dans Walden c’est pour fuir des maux qui n’existaient pas alors — donc que fuyait Thoreau ? Le fermier « connaît la Nature mais comme un voleur » [19] lui aussi est enchaîné par la dette à son labeur, ce n’est pas sa vie qu’il propose ni les expériences coûteuses des gentlemen farmers.

Et nous ne sommes plus les paysans décrits par Marx. Les usines ont aspiré la population de nos campagnes, puis l’industrialisation a même atteint les champs par la moissonneuse-batteuse, et maintenant l’industrie nous quitte — autre problème.

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Les moteurs ont calé sur la pente de nos montagnes. Sans bergers-robots, nos armaillis sont à l’abri du progrès. Grimpons à l’alpage, on pourra les filmer pour le citadin, friand de ces documentaires que les archives de la RTS repostaient tout l’été sur Facebook. On chantera le Ranz des vaches devant son blu-ray de la Fête des Vignerons 2019, mais, déjà du temps de Rousseau ces Lyoba-Lyoba n’étaient plus le quotidien de l’Helvète moyen. [20]

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Ces reportages accumulent des millions de vues et, malgré leur sujet assez répétitif, dépassent largement bien d’autres archives vidéos, tant d’autres fenêtres sur le passé qu’on croirait intéressantes. Leur succès me parait analogue à celui d’autres ermites modernes sur youtube : ceux qui, au fond d’une forêt, parfois tropicale, construisent en silence, qui une cabane, qui une hutte, et le plus souvent, complètement seuls.

Prenons les chaînes d’habitats alternatifs, certains sont effectivement très alternatifs : maisons sur roulettes, sur une petite île, flottant au fil de l’eau, construites en matériaux recyclés, autonomes énergétiquement, etc. Mais systématiquement on y classe aussi les Tiny Houses. Des maisons tout ce qu’il y a de plus normal, dont le trait particulier est qu’elles sont… petites. Si c’est le manque d’espace intérieur qui vous fait rêver, rien ne vous empêche de tracer un petit carré à la craie dans votre appartement et de vous contraindre à rester dedans, comme un navigateur qui entrainerait sa traversée de l’Atlantique. Le terrain autour est souvent très champêtre, dira-t-on, mais justement le coût de la terre, le coût des aménagements, est généralement escamoté. On ne voudrait pas perturber le songe.

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Bien sûr l’alternative se trouve alors dans le côté Off-grid, « Hors de la Grille », signifiant qu’on n’est pas rattaché au réseau électrique, à l’eau courante, voire qu’il n’y a pas d’accès par la route. Voilà le cordon complètement coupé, du moins si on en croit la mise en scène et qu’on oublie toutes les négociations avec le réel qui doivent avoir lieu hors de portée de la caméra.  Mais assez souvent, plutôt que revenir à un dénuement prémoderne, la Tiny House essaie souvent de sauver tout le confort moderne, ses friandises, ses babioles et ses gadgets, les compressant simplement dans un espace réduit. On songe forcément aux mots du socialiste William Morris, déjà en 1882

J’ai au moins du respect pour ceux qui vivent dans le tonneau de Diogène. […] Mais le tonneau de Diogène matelassé de velours rembourré, éclairé au gaz, poli et nettoyé par de la main d’œuvre sous-traitée, et qui attend chaque matin la visite du laitier, du boulanger, du boucher et du pêcheur, ça c’est un domicile cynique que je ne peux louer. [20a]

Si ce n’est pas de devenir un homme des bois, si on se passe bien de l’odeur des troncs moussus et de la terre après la pluie, quelle promesse remplit la Tiny House ? Il y a la propriété privée, l’idée d’un petit royaume à soi, et proche de ça on retombe sur ce cri d’autonomie et d’indépendance : on peint la capacité à construire une maison seul, et pas seulement une maison isolée

On construit des maisons tous les jours, rien de fabuleux, si ce n’est qu’ici on met en scène une construction sans toutes les structures de l’industrie du bâtiment, des rouages du crédit, de la spéculation foncière. Simplement avec un peu de bricolage.

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Pareil pour nos gaillards qui construisent des cabanes seuls, et si possible en silence. Bien sûr que ça va prendre un an d’empiler trente rondins si tu es SEUL au fond de la forêt. Pourquoi ne pas le faire avec un ami ? Cinq amis ? Dix amis ? Ou même juste ta tendre moitié ? Est-ce que ça ne serait pas une meilleure expérience, partagée ? Et aussi plus proche des modes de construction traditionnels ?

L’attrait de tout ça n’est pas mystérieux, le bâtisseur solitaire qui crée un espace de vie à partir de rien sert de miroir en négatif à notre quotidien, créant une scène où nos problèmes semblent inexistants, nos factures, nos dettes, le décompte macabre du nombre d’années jusqu’à la retraite, on ne peut pas les y projeter, ils ne peuvent simplement pas exister dans ce silence entre deux plantages de clous. Parfaite soupape pour relâcher un peu de vapeur, et mieux supporter le moulin de notre vie.

Mon groupe scout organisait chaque année (avant la pandémie, espérons reprendre bientôt) une longue marche qui équivaut disons à 75km à vol d’oiseau, sans compter la montée et la descente. Ça peut facilement prendre quinze à vingt heures de marche, commencer à 9h le samedi et finir tôt le dimanche matin, sans dormir. Et tous les 10-15 km se trouvent des “ravitos”, des voitures qui accueillent les marcheurs, une d’entre elles distribuant le repas du soir mais les autres ont surtout des pharmacies, de l’eau suivant la région, quelques en-cas, fruits ou biscuits, et surtout, la possibilité d’arrêter la marche et d’être ramené à l’abri si on n’est plus en mesure de continuer. En réalité la plupart des voitures (sauf la voiture-repas) ramènent leur cargaison presque intacte et ne transportent que quelques marcheurs, mais leur fonction d’échappatoire rend la marche bien plus supportable. S’il n’y avait aucun ravitos, on vous lâche au point de départ, on vous largue le repas par hélicoptère, on vous récupère à la fin, je pense que 95% des gens abandonneraient avant la moitié. Sans espoir et sans possibilité de s’arrêter, le parcours est un panorama trop écrasant pour le mener à bout. Mais s’il y a des ravitos régulièrement, quand on s’y arrête pour une pause, on se dit « bon, je peux peut-être continuer encore 10 kilomètres, je verrai au prochain ravitos si je m’arrête », et on continue. Une échappatoire n’a pas besoin d’être empruntée pour remplir sa fonction et vous aider à tenir.

Un autre artifice, un surplus de réalisme, qui aide cette magie à fonctionner, c’est précisément de se présenter sous la forme d’un mode d’emploi. Ça ne peut pas être du carburant à rêverie, non, puisqu’il s’agit d’un descriptif très concret, étape par étape, de ce que je pourrais faire. La caméra capture parfaitement l’assemblage de chaque bout de bois qui progressivement fait sortir du sol une cabane de hobbit couverte de mousse, soulignant que je pourrais faire pareil. Peut-être pas aujourd’hui, bien sûr, mais dans dix, dans quinze kilomètres…

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En 1978 sortait le manuel de Charles McCraven, Building The Hewn Log House, sur la construction et la restauration traditionnelle de maisons en rondins. En 2005 encore sortait la troisième édition (titrée The Classic Hewn-Log House) mais McRaven écrivit aussi d’autres manuels sur la construction en pierre où la forge — domaines où les manuels se multiplient alors que l’artisanat meurt. Déjà en 1980, une critique du Journal of American Folklore parvenait à la même conclusion que moi (je traduis) : 

Je suspecte cependant que, plutôt que pousser les lecteurs à se précipiter pour constuire des cabanes de rondins, les aider à comprendre comment un “paysage culturel” a été façonné, ou leur donner un aperçu de divers types de cabanes et de technologies, le livre aura d’autres conséquences. Je peux imaginer certains citadins, se posant le soir, une oreille sourde tournée vers le trafic routier vrombissant autour, ce livre ouvert sur leurs genoux, le regard vitreux ; ils glissent dans une douce rêverie. Ils se voient eux-mêmes dans les bottes de McRaven et sa veste de mackinaw, un matin clair et frais, abattant une hache rustique qui mord profondément dans un arbre, sachant que leur bâtisse avec ses murs épais et sa cheminée dispendieuse de roche native sera bientôt finie et qu’ils pourront se blottir dans un lit chaud, sous des couvertures faites-main, et s’enfoncer dans un profond sommeil sans remous, les muscles délicieusement fatigués d’un jour de travail honnête, sentant brièvement un sursaut de pitié pour leurs pauvres cousins de la ville, qui ne peuvent que rêver de tels plaisirs. [20b]

Dans tout ça, il y a une espèce d’homéopathie. On nous vend la solitude d’hier, plus proche de la nature, plus simple, comme remède à la solitude actuelle, d’une autre nature. Notre isolation est différente : toujours compartimentés par l’écheveau urbain mais au contraire hyperconnectés, la télévision puis internet ont pénétré nos foyers, déluges d’images plus ou moins interactives, plus ou moins virtuelles, mais très stimulantes, ça sans conteste.

Mais manifestement, ça nous rend déjà antisociaux, donc souhaiter cinq minutes de paix et un bol d’air, est-ce vraiment ça qui va envenimer nos cœurs déjà concurrents ?

Par ailleurs, si on discute les méfaits de la solitude d’antan, il ne faut pas l’exagérer. Même à l’époque de Marx, l’autosuffisance paysanne ne fut pas toujours la règle — il n’est pas rare qu’on cultive une céréale plus prisée, tel le blé, pour la revendre en totalité. Jean-Daniel Gaudin tient un journal lors de la Révolution Vaudoise, et note en 1803 qu’une fois les anciennes taxes levées, les paysans peuvent garder un peu plus de leur récolte pour eux :

Depuis qu’on n’a plus de dîmes à payer le paysan commence à ne plus vendre toute la belle graine mais quelques uns en gardent pour mêler à une petite portion de seigle ce qui maintient le pain frais plus longtemps. [21]

Entre 1860 et 1914, les paysans roumains cultivaient du blé spécifiquement pour l’exporter, eux se contentant principalement de maïs, moins cher, sous forme de mamaliga (analogue à la polenta italienne) mais contrairement au blé, le maïs tel quel n’apporte pas de vitamine B3, d’où de nombreux cas de Pellagre, grave carence reconnaissable surtout à la la peau abîmée par le soleil, desquamée, sur les mains, le visage, autour du cou. [22] Et encore très récemment, un paysan italien, rapportait que dans son enfance en Émilie-Romagne avant la Seconde Guerre Mondiale, les pâtes étaient encore un plat réservé à des occasions spéciales, comme Noël, et la polenta servie d’ordinaire. [23] Donc les lois du marché gouvernent déjà la vie des paysans, et comme Thoreau le remarquait, des chaînes de dettes les tiennent déjà en laisse. Leur isolation est toute relative.walden pond

Et Thoreau exagère profondément sa solitude. Huit fois remanié entre 1847 et 1855, Walden n’est pas un témoignage fidèle. Il ne cache pas sur le plan du lac qu’il dessine sa proximité avec le chemin de fer, mais — pour paraphraser Schulz — il n’était qu’à vingt minutes de marche de la maison de sa famille, où il irait plusieurs fois par semaine, manger les cookies de sa mère ou dîner avec des amis. Sa mère et ses sœurs lui amenaient aussi de la nourriture, que son texte oublie. [24] Schulz ne le mentionne pas, sans doute car c’est devenu un cliché, mais lorsque Thoreau liste laborieusement ses dépenses c’est « hormis », écrit-il « pour le lavage et le raccommodage qui se faisaient en dehors de la maison et dont je n’ai toujours pas les notes » [25] manière élégante de dire sans le dire que les femmes de sa famille s’en chargeaient gratuitement. Des générations d’écolières et d’écoliers forcés de lire Walden en classe pouvaient rétorquer à ce géant inévitable du panthéon américain que c’était bien facile de jouer au trappeur philosophe quand Maman lave tes slips.

Les adeptes de Thoreau enragent de ce reproche implacable. [26] Pour sa biographe Laura Dassow Walls aucun autre écrivain américain « n’a été tant discrédité pour avoir profité d’un repas avec sa famille et n’avoir pas fait sa propre lessive. »[27] Oui, c’est un portrait romancé et il joue à la vie dure nous dira-t-on [28], mais ne le lit-on pas précisément pour cette part de jeu, de poésie, de rêve ?

Mais même les plus acharnés doivent admettre une profonde ironie, pour ne pas utiliser un mot plus méchant. Le héraut de l’indépendance, qui doit cacher sa dépendance aux femmes de sa famille pour ne pas saper le piédestal de moralité du haut duquel il juge le monde entier.

Le rêve et la poésie qui vont avec le fantasme vendu par Walden ne peuvent pas fonctionner sans cette fiction d’isolement total, d’où les réactions épidermiques de ses fans devant ces critiques évidentes, qui mettent le tout en péril.

Mais c’est dur de résister au doux chant de la cabane dans les bois, j’en ai longtemps rêvé, tenté de le réaliser parfois, et peut-être qu’un jour cela me reviendra.

Cabane

Je me souviens. À la fin de mon enfance, quand ma mère faisait encore ma lessive, j’avais construit une cabane avec des amis. Quelques planches de rebut et bouts de métal érigés dans une langue de forêt au bord des rails. Un jour, la broussaille fut cerclée de barrières de chantier. Quelques années après, des appartements en béton hideux — et je tolère d’habitude les cubes les plus horribles — ont écrasé ce peu de verdure et notre cabane de bric et de broc.

Le bien et le mal sont solidement mélangés dans ce monde. Et dans ses fondations, des pointes de flèches, des rêves d’enfant, et beaucoup de sang coagulé. Mais se réfugier dans un rêve n’y fait rien.

Waldenpond


Notes

Article rédigé en octobre 2020. Une version antérieure est précédemment parue en août 2021 dans le numéro 51 de la Revue des Cèdres.

Image de couverture : Thomas Cole, Home in the Woods (1847). Autres images d’illustration : Montage de photos Cottagecore postées sur les réseaux sociaux tiré de cet article de BFMTV, Page archive du blog Cabin PornNicolas Santoleri, On Walden Pond (Aquarelle) ; Fondation Le Corbusier, maquette du Plan Voisin ; Wolfgang Willrich, Irminsul (1935) ; Collection d’artefacts amérindiens trouvés par Thoreau, photo reproduite dans l’article de CaldwellCarte postale avec la partition du Ranz des Vaches, faite pour la fête des Vignerons (1905) ; montages de captures d’écran de la RTS et de Youtube, Plan de Walden Pond dessiné par Thoreau ; plan de cabane qui traîne dans mes papiers depuis une décennie ; Photographie de Walden Pond (1902).

[1] Voir : Isabel Slone, « Escape Into Cottagecore, Calming Ethos for Our Febrile Moment », New York Times, 10 mars 2020 ; Amelia Hall, « Why is ‘cottagecore’ booming? Because being outside is now the ultimate taboo », The Guardian, 15 avril 2020.

[2] Habitude désagréable sur internet de nommer Porn tout ce qui excite les sens, e.g. Food Porn pour des images de nourriture appétissante.

[3] Dans la traduction de Brice Mathieussent aux éditions Le mot et le reste, 2017, 384 p. [2010 pour la 1ère édition] que j’utilise pour la pagination des citations ci-dessous.

[4] Son On Civil Disobedience de 1849 inaugure le terme désobéissance civile même si c’est son éditeur qui a choisi le titre.

[5] Le Corbusier, Urbanisme, Flammarion, 1994 [1ère éd. 1925], pp. 202-3.

[6] « Je m’ai construit, à 15 mètres de ma Cabanon, une  “baraque de chantier” de 4m x 2m. Je vis comme un moine heureux. J’ai corrigé ici Modulor 2, mis au point la main ouverte Chandigarh, fait des cartons de tapisserie. » Lettre du 5 avril 1954 citée (avec facsimilié du croquis qui l’accompagne) dans : Luis Burriel Bielza, Giuliano Gresleri et José Oubrerie, Le Corbusier: la passion des cartes, Editions Mardaga, 2013, p. 121.

[7] Marie-Louise Von Franz, La femme dans les contes de fées, La Fontaine de Pierre, trad. de Francine Saint René Taillandier 1979 [éd. originale 1972], p. 167.

[8] Karl Marx, Le 18 brumaire de L. Bonaparte, chap. VII. Traduction française des Editions Sociales (1969) à partir de la 3ème édition allemande.

[9] Emma Bowman, « The Escapist Land Of ‘Cottagecore’, From Marie Antoinette To Taylor Swift », NPR, 9 août 2020.

[10] Kathryn Schulz, « Pond Scum. The Moral Judgments of Henry David Thoreau », The New Yorker, 19 octobre 2015.

[11] Walden, chap. XIV, trad. Mathieussent, p. 292.

[12] « Le Volk est l’un de ces termes allemands inexplicables qui évoquent bien autre chose que leur sens spécifique. Il désigne quelque chose de beaucoup plus général que le « peuple » car, dès la naissance du romantisme allemand de la fin du XVIIe siècle, ce mot signifiait, pour les penseurs allemands, l’union d’un groupe de personnes et d’une « essence » transcendante. On pouvait appeler cette essence « nature », « cosmos » ou « mythos » ; mais, dans chaque cas, elle était unie à la nature la plus intime de l’homme et représentait la source de sa créativité, la profondeur de ses sentiments, son individualité et son unité avec les autres membres du Volk. » George Mosse, Les racines intellectuelles du Troisième Reich, la crise de l’idéologie allemande, Calmann-Levy, 1998 [1ère ed. 1964], p. 21.

[13] « L’élément essentiel [dans la pensée völkisch] est la relation de l’âme humaine avec son environnement naturel, avec l’“essence” de la nature […] Selon de nombreux théoriciens völkisch, la nature de l’âme d’un Volk est déterminée par son paysage d’origine. Ainsi les Juifs étant un peuple du désert, sont considérés comme des êtres superficiels, arides, “secs”, dépourvus de profondeur et sans la moindre créativité. À cause du caractère désolé des paysages désertiques, les Juifs sont un peuple spirituellement stérile, en opposition totale avec les Allemands qui, vivant dans les forêts sombres noyées dans la brume, sont profonds et mystérieux. Comme ils sont presque constamment plongés dans la brume, ils recherchent le soleil et sont de véritables Lichtmenschen (littéralement, “gens de lumière”) » Mosse, op. cit. , p.21.

[14] Il protestait aussi contre la participation des États-Unis dans la guerre du Mexique.

[15] Walden, chap. I, trad. Mathieussent, p. 15, 64.

[16] « Dans les Etats-Unis du nord de l’Amérique, toute velléité d’indépendance de la part des ouvriers est restée paralysée aussi longtemps que l’esclavage souillait une partie du sol de la République. Le travail sous peau blanche ne peut s’émanciper là où le travail sous peau noire est stigmatisé et flétri. » Karl Marx, Le Capital (1867), chap. X, vii, “La Journée de Travail”.

[17] Henry Pelling, American Labor (1960) trad. fr. Le Mouvement ouvrier aux Etats-Unis (1965), p. 10.

[18] Walden, chap. VII, trad. Mathieussent, p. 174. Voir Duncan Caldwell, « Mind Prints, Arrowheads, the Indians & Thoreau » (Conférence de 2018).

[19] Walden, chap. VII, trad. Mathieussent, p. 184.

[20] « J’ai ajouté dans la même Planche le célèbre Rans-des-Vaches, cet Air si chéri des Suisses qu’il fut défendu sous peine de mort de le jouer dans leurs Troupes, parce qu’il faisoit fondre en larmes, déserter ou mourir ceux qui l’entendoient, tant il excitoit en eux l’ardent desir de revoir leur pays. […] Cet Air, quoique toujours le même, ne produit plus aujourd’hui les mêmes effets qu’il produisoit ci-devant sur les Suisses ; parce qu’ayant perdu le goût de leur premiere simplicité, ils ne la regrettent plus quand on la leur rappelle. » Rousseau, Dictionnaire de musique (1768), p. 317.

[20a] William Morris, « The Lesser Arts of Life » (1882) .

[20b] Critique de Michael Owen Jones, dans American Folklore, vol. 93, n°370, oct-dec 1980, pp. 488-490.

[21] Jean-Daniel Gaudin, Journal, décembre 1803, éd. In Mémoriam, 1865, p. 36.

[22] Georges Castellan, Histoire des Balkans, 1991, p. 339.

[23] Ettore Guatteli : « Our Christmas treat was store-bought Neapolitan pasta, dry, in a box, explained a sharecropper about his childhood before World War II. That was a special, rare treat. You see, most of our wheat was sold. We didn’t eat pasta very much; we lived on polenta. » Rachel Laudan, Cuisine and Empire, p. 277, citant Kasper, The Italian Country Table, 1999, p. 61-62, voir aussi p. 171 sur la polenta.

[24] « In reality, Walden Pond in 1845 was scarcely more off the grid, relative to contemporaneous society, than Prospect Park is today. The commuter train to Boston ran along its southwest side; in summer the place swarmed with picnickers and swimmers, while in winter it was frequented by ice cutters and skaters. Thoreau could stroll from his cabin to his family home, in Concord, in twenty minutes, about as long as it takes to walk the fifteen blocks from Carnegie Hall to Grand Central Terminal. He made that walk several times a week, lured by his mother’s cookies or the chance to dine with friends. These facts he glosses over in “Walden,” despite detailing with otherwise skinflint precision his eating habits and expenditures. He also fails to mention weekly visits from his mother and sisters (who brought along more undocumented food) and downplays the fact that he routinely hosted other guests as well—sometimes as many as thirty at a time. This is the situation Thoreau summed up by saying, “For the most part it is as solitary where I live as on the prairies. It is as much Asia or Africa as New England. . . . At night there was never a traveller passed my house, or knocked at my door, more than if I were the first or last man.”  » Schulz op. cit.

[25] Walden, chap. I, trad. Mathieussent p. 71.

[26] Rebbeca Solint, « Mysteries of Thoreau Unsolved », Orion, mai-juin 2013, pp. 18-23.

[27] Laura Dassow Walls, Henry David Thoreau: A Life (2017).

[28] Donovan Hohn, « Everybody Hates Henry David Thoreau », The New Republic, 21 octobre 2015.


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Une réponse à ““Plus par un échange avec la nature…””

  1. Avatar de Typhon

    Tout ça me ramène à la littérature finlandaise et notamment au tout premier roman écrit en langue finnoise, Les Sept Frères, d’Aleksis Kivi.
    C’est un roman qui décrit comment une fratrie élevée quasiment à l’état sauvage par une veuve sur un domaine immense, tente de rejeter la civilisation, et comment ils échouent lamentablement. Les frères ont beau être extrêmement récalcitrants à la modernité (incapables d’apprendre à lire) et beaucoup plus à l’aise dans la nature (à chasser en skiant par exemple), ils commettent gaffe sur gaffe et se retrouvent dans des situations impossibles quand ils ne sont pas en train de se bagarrer.

    Du coup ils finissent par réaliser qu’ils sont obligés de se ranger (partie du roman qui n’est pas la plus convaincante tant elle arrive comme un cheveu sur la soupe, même si c’est intéressant de voir que c’est une épiphanie interne au groupe qui leur permet de retrouver une place dans la société, là où les pressions sociales externes avaient échouées).

    Or il se trouve qu’un des auteurs finlandais ayant connu le plus de succès à l’étranger et notamment en France, Arto Paasilinna, a repris ce thème de la fuite dans la nature dans certains de ses romans, mais cette fois pour critiquer le monde moderne.

    Je pense que c’est crédible pour un Finlandais parce que c’est un des rares pays d’Europe où on puisse effectivement trouver des zones de 50km de rayon sans aucune trace d’activité humaine, là où dans nos pays plus citadins où même les forêts les plus profondes sont entretenu et domestiquées.

    Y a une espèce de malentendu dans la réception de ces romans de Paasilinna, je les ai même vu qualifié d’ »écologique », ce qui est une erreur d’interprétation. C’est juste que le fantasme de la nature sauvage est beaucoup plus palpable là-bas alors que la forêt vient nous saluer jusqu’à Vantaa.

    Et le truc c’est que même pour Paasilinna, chez qui contrairement à Kivi, l’appel de la nature apparait comme l’antidote à la société et pas l’inverse, ça ne peut être soit qu’une solution temporaire, où les protagonistes, à l’écart de la société pour une raison déterminée sont libres d’y revenir ensuite, (comme Thoreau, finalement), soit comme une espèce de fuite en avant dont la fin est par définition inconnaissable (c’est le cas dans l’épilogue du Lièvre de Vatanen, son livre le plus célèbre, et dans Le Meunier Hurlant, qui est probablement le plus sombre, la critique sociale y est beaucoup moins humoristique et plus âpre).

    Je pense que c’est pour la même raison : quand on a une idée plus concrète de ce que veut dire vivre en pleine nature, on en voit aussi mieux les limites.

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